Non, 60 fermiers blancs ne sont pas tués chaque jour en Afrique du Sud

L'Afrique du Sud a promulgué fin janvier une loi sur l'expropriation qui fait couler beaucoup d'encre. Le président américain Donald Trump a notamment accusé le gouvernement sud-africain de confisquer illégalement les terres des fermiers blancs et a annoncé la suspension de toute aide au pays. Depuis, de nombreuses publications virales affirment que 60 fermiers blancs sont tués chaque jour en Afrique du Sud par des citoyens noirs. Mais ces chiffres n'ont aucun fondement. En réalité, une cinquantaine de fermiers de toutes couleurs de peaux confondues sont tués chaque année, dans un contexte de forte insécurité globale dans le pays.

Plus de trente ans après la fin de l'apartheid et les premières élections libres de 1994, le niveau de violence contre les agriculteurs et les ouvriers agricoles blancs reste un sujet clivant en Afrique du Sud, où les Noirs représentent 79,8% de la population et les Blancs 8,4%, selon les données de l’institut statistique national du pays (lien archivé ici).

La politique foncière historique de l'Afrique du Sud a été marquée par l'adoption en 1913, lorsque le pays était encore un dominion de l'Empire britannique, du "Natives Land Act" qui empêchait les personnes noires d'acheter ou d'occuper des terres (lien archivé ici).

En conséquence, des familles ont été déplacées de force et aujourd'hui, la majorité des terres agricoles restent entre les mains de la minorité blanche du pays. En 2017, les fermiers blancs détenaient ainsi 72% des terres, selon des chiffres du gouvernement (lien archivé ici).

Le 23 janvier 2025, le président sud-africain Cyril Ramaphosa a promulgué une loi qui encadre les expropriations et exige une compensation financière des anciens propriétaires, sauf dans certaines circonstances exceptionnelles, où cela serait "juste et équitable".

Cette mesure a suscité des inquiétudes parmi les fermiers blancs, grands propriétaires terriens, et des critiques de la part de certains conservateurs, notamment des États-Unis. Donald Trump a jugé cette loi discriminatoire envers la minorité blanche et a, en réaction, annoncé le gel de toute aide en faveur de l'Afrique du Sud (lien archivé ici).

"Pourquoi avez-vous des lois sur la propriété ouvertement racistes ?", s'interrogeait le 3 février son réseau social X le milliardaire Elon Musk, né dans ce pays d'Afrique australe, embrayant sur la déclaration du président Trump.

Depuis cette annonce, des publications virales vont jusqu'à prétendre qu'un "massacre" et un "génocide" sont en cours contre les fermiers blancs en Afrique du Sud.

"Il y a un génocide en Afrique du Sud. 60 fermiers Blancs sont tués chaque jour par les noirs sud-africains. Ce n'est que le chiffre officiel", peut-on lire dans une publication X du 3 février 2025, partagée et aimée des milliers de fois. "Les victimes blanches ne sont pas seulement tuées, elles sont torturées, violées, écorchées vives, brûlées, découpées en morceaux . La vérité triomphera grâce à Trump !", poursuit l'auteur de ces propos.

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Captures d'écran des publications sur X effectuées le 18/02/2025.

Cette publication est accompagnée d’une image montrant, au premier plan, une femme blanche portant un enfant dans ses bras. Dans d'autres posts, l'affirmation est également illustrée d'un montage de plusieurs images de personnes battues ou blessées, comme ici.

Mais attention, l'affirmation selon laquelle 60 fermiers blancs seraient tués chaque jour par des Sud-africains noirs est erronée, selon des experts et des sources disponibles en ligne.

Entre 50 et 60 fermiers tués par an, toutes couleurs de peau confondues

Plusieurs sources fiables recensent le nombre annuel d'attaques et de meurtres dans les exploitations agricoles d'Afrique du Sud. Ce sont sur elles que s'appuient les chercheurs, ont indiqué à l'AFP Johan Burger, consultant indépendant en analyse criminelle, et Jean-Yves Camus, directeur de l'Observatoire des radicalités politiques à la Fondation Jean Jaurès et politologue spécialiste de l'extrême droite.

Parmi elles, on trouve notamment l'Union agricole du Transvaal d'Afrique du Sud (TAU SA), syndicat de fermiers principalement Afrikaners, et AfriForum, une organisation qui veut "protéger et promouvoir l'identité Afrikaner". Deux sources qui ne peuvent a priori pas être soupçonnées de minimiser la question des meurtres de fermiers blancs. 

Selon le dernier rapport d'AfriForum publié en mai 2024, 49 meurtres ont eu lieu dans des fermes en 2023. Un chiffre stable par rapport à l'année précédente, où l'organisation avait recensé 50 morts.  

Ces données sont proches de celles du TAU SA, transmises par Johan Burger par courriel à l'AFP. Le syndicat agricole a dénombré 50 meurtres dans des fermes en 2023. Pour l'année 2024, l'Union agricole de Transvaal a constaté un chiffre plus bas, soit 32 personnes tuées.

En moyenne sur les dix dernières années, 63 personnes ont été tuées chaque année dans des exploitations agricoles sud-africaines, selon les données de TAU SA (635 meurtres entre 2014 et 2024).

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Capture d'écran d'un tableau avec les données de la police sud-africaine (SAPS) et de l'Union agricole du Transvaal d'Afrique du Sud (TAU SA) de 2001/2 à juin 2018. La colonne du milieu indique le nombre de meurtres ("murders") et celle de droite indique les attaques ou accidents recensés ("Attacks/incidents") dans les fermes sud-africaines, 13/02/2025. (SAPS / Johan BURGER)

Les statistiques criminelles de la police sud-africaine (SAPS) comportent aussi des données sur les attaques et les meurtres dans les exploitations agricoles, mais elles sont considérées par les chercheurs comme moins fiables que les deux sources précédentes depuis l'interruption dans la collecte de données par la SAPS en 2007, explique Johan Burger à l'AFP.

Un avis partagé par le rapport de l'Audience nationale d'investigation de la Commission sud-africaine des droits de l'Homme sur les problèmes de sûreté et de sécurité dans les communautés agricoles, qui estime que le périmètre trop large des données englobe des personnes qui ne sont pas fermiers. En effet, les forces de l'ordre prennent dans leur décompte de petites propriétés ("small holdings") souvent situées en zones périurbaines et qui n’ont pas toujours d'activité agricole (lien archivé ici).

Pour autant, les données avancées par la police sud-africaine restent bien inférieures aux chiffres avancés par les publications virales : les forces de l’ordre ont ainsi recensé 447 meurtres dans les exploitations agricoles entre octobre 2023 et septembre 2024, selon les données agrégées par l'AFP des quatre derniers rapports de la police (archivés ici, ici, ici et ici), soit une moyenne de 1,22 personne tuée par jour. 

Le chiffre d’environ 60 meurtres par jour, invoqué dans plusieurs publications sur les réseaux sociaux, est donc sans fondement et se situe dans des ordres de grandeur très éloignés de ceux des statistiques les plus fiables.

Par ailleurs, ces chiffres annuels ne précisent ni l'origine ethnique des victimes, ni celle des assaillants ou des meurtriers impliqués dans les attaques sur les exploitations agricoles. 

La cinquantaine de fermiers tués chaque année en Afrique du Sud concerne toutes les couleurs de peau. Dans un bilan effectué en 2017, la TAU SA estimait que 87,6 % des personnes tuées dans des attaques contre les exploitations agricoles depuis 1990 étaient blanches et 12,4 % étaient noires (lien archivé ici).

Problème réel, mais chiffres instrumentalisés

Si le chiffre de "60 morts par jour" est faux, les meurtres de fermiers blancs en Afrique du Sud constituent un sujet bien réel.

"Quand vous avez, chaque année, 50 à 60 personnes, dont l’immense majorité sont des Afrikaners, qui sont tuées, avec des familles décimées avec des actes de torture, vous ne pouvez pas ignorer le problème", a affirmé à l'AFP Jean-Yves Camus.

Cependant, il serait "absurde" de parler de "génocide", comme le font les publications sur les réseaux sociaux, souligne l'expert, notamment car les chiffres réels de meurtres de fermiers blancs sont à mettre en regard d'une criminalité extrêmement élevée dans tout le pays. 

Les chiffres concernant les meurtres de fermiers blancs sont un sujet récurrent de désinformation.

De nombreux sites internet apparus au début des années 2000, affirment qu’il y aurait un "génocide blanc" en Afrique du Sud et s’appuient pour cela sur des chiffres faux. C’est d’ailleurs de ces sites, qui recensent des témoignages de Blancs sud-africains évoquant des agressions par des Noirs (liens en anglais iciici et ), que sont tirées certaines images utilisées dans les publications virales qui nous intéressent, a constaté l’AFP grâce à plusieurs recherches d'images inversées.

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Un homme tient une pancarte avec des photos de victimes alors que des Sud-Africains blancs manifestent contre les meurtres violents de fermiers qu'ils qualifient de "génocide et de politiques oppressives de l'État en faveur des Noirs", à Pretoria, le 10/10/2023. (AFP / ALEXANDER JOE)

Par exemple, un article d'un blog publié le 18 avril 2009 affirmait qu'il y avait eu "3.048 morts" depuis la fin de l'apartheid en 1994. Mais ces chiffres constituent des "mensonges flagrants", souligne Lizette Lancaster, responsable du centre d'information sur la criminalité et la justice au sein du think tank Institut d'études de sécurité (ISS), basée à Prétoria.

Selon les données de la TAU SA disponibles sur leur site, 2.182 personnes ont perdu la vie entre 1990 et 2024 dans beaucoup d'exploitations agricoles, incluant fermiers, membres de famille, employés et visiteurs. Un chiffre moins élevé, alors qu'il porte sur une période beaucoup plus large, avec 18 années supplémentaires de décompte. 

Le dernier rapport officiel sur les attaques agricoles, publié en 2003 par un Comité d'enquête, recensait 1.254 fermiers tués entre 1991 et 2001. Mais aucun décompte gouvernemental n'a été effectué depuis.

Pour Johan Burger, cette "absence de statistiques gouvernementales" officielles complique l'évaluation de l'ampleur du phénomène, favorisant ainsi la propagation de rumeurs et d'informations "erronées". C'est pour cela que le chercheur plaide pour la création d'une "base de données centrale, crédible et unifiée" (lien archivé ici).

Un pays au taux de criminalité élevé

Les meurtres de fermiers blancs s'inscrivent dans un contexte global d'insécurité dans le pays. L'Afrique du Sud a l'un des taux de criminalité les plus élevés au monde : 19.279 personnes ont été tuées entre janvier et septembre 2024 selon les données agrégées des trois derniers rapports de la police, soit en moyenne 70,6 meurtres par jour sur une période de 273 jours (liens archivés ici, ici et ici).

La statistique évoquée dans les publications virales s'approche donc en réalité du nombre total d'homicides par jour dans tout le pays, sans distinction de couleur.

Pour Johan Burger, "les habitants des zones rurales, notamment des régions isolées" sont victimes d'attaques plus violentes que dans les zones urbaines "car les secours peuvent mettre longtemps à arriver". "Les malfaiteurs peuvent rester plus longtemps sur les lieux et sont donc plus enclins à soumettre leurs victimes à des formes extrêmes de torture et de brutalité", indique-t-il dans un article publié le 11 décembre 2017 (lien archivé ici).

Mais en termes de nombre d'attaques, "le véritable risque se situe en milieu urbain", affirme Lizette Lancaster. Elle ajoute que les données officielles montrent que les jeunes hommes noirs sont plus susceptibles d'être tués en Afrique du Sud que les Blancs (1, 2, 3), car "la violence est concentrée dans des zones spécifiques du pays, notamment dans les quartiers informels à faible revenu et densément peuplés des zones urbaines" (liens archivés ici, ici et ici).

"L'Afrique du Sud souffre d'un problème de vols à main armée", affirme-t-elle. Ce phénomène "s'étend même aux petites exploitations agricoles semi-rurales et rurales", relève-t-elle dans un courrier électronique adressé le 11 février à l'AFP, mais "cette question a été politisée par certains groupes d'intérêt, notamment l'extrême droite, qui a parlé de ‘meurtres dans les fermes’ et de 'génocide blanc'", alors qu'elle "touche tous les Sud-africains".

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Des agriculteurs sud-africains et des travailleurs agricoles participent à une manifestation au stade Green Point pour protester contre les meurtres d'agriculteurs dans le pays, le 30/10/2017, au Cap. "Plaasmoorde" désigne les "meurtres dans les fermes" en néerlandais. (AFP / DAVID HARRISON)

Le 8 février, la porte-parole de la diplomatie américaine Tammy Bruce a annoncé que les États-Unis étaient prêts à accueillir "des agriculteurs sud-africains persécutés". Dans un message sur le réseau X, elle a précisé : "Les États-Unis sont prêts à aider les descendants des colons d'Afrique du Sud qui sont expropriés et maltraités par le gouvernement sud-africain" (lien archivé ici).

La présidence sud-africaine a réfuté ces derniers jours toute intention de "confisquer des terres". De l’avis de la plupart des juristes, cette loi proposée fin janvier par le président sud-africain clarifie le cadre juridique des expropriations, sans nouveauté sur le fond.

Le ministère sud-africain des Affaires étrangères a lui dénoncé une "campagne de désinformation et de propagande" à son encontre, affirmant que "le postulat de base de ce décret" pris par Donald Trump "manque d'exactitude factuelle et ne reconnaît pas l'histoire profonde et douloureuse de l'Afrique du Sud en matière de colonialisme et d'apartheid". "Il est décevant de constater que de tels récits semblent avoir la faveur des décideurs des États-Unis d'Amérique", a ajouté le ministère dans un communiqué (lien archivé ici).

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