Européennes : attention à cette vidéo prétendant que le scrutin serait "truqué" parce que tous les bulletins n'étaient pas présents
- Publié le 11 juin 2024 à 19:40
- Lecture : 12 min
- Par : Claire-Line NASS, AFP France
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"Plus de démocratie en France", "truqué" : sur TikTok (1, 2, 3, 4), X (1, 2, 3, 4), Facebook et Telegram, en France et en Afrique francophone, des internautes ont relayé une vidéo prise pendant le scrutin électoral des européennes, dimanche 9 juin, et prétendant montrer des fraudes dans un bureau.
On y voit une femme s'insurger du fait que les bulletins pour toutes les listes n'étaient, selon elles, pas mis à disposition des électeurs.
"J'ai envie que toutes les personnes qui soient là entendent que la liste 1, on ne peut pas voter pour elle parce qu'il n'y a pas les bulletins sur la table ; la liste 2, on ne peut pas voter pour elle parce qu'il n'y a pas les bulletins sur la table ; la liste numéro 11, on ne peut pas voter pour elle, il n'y a pas les bulletins sur la table", crie-t-elle en se saisissant de certaines feuilles déposées sur une table dans un bureau de vote.
"C'est une honte et vous êtes complice d'un escroquerie. Ce n'est pas la démocratie", assène-t-elle ensuite avant de jeter au sol des bulletins disposés sur une table.
L'homme qui filme la scène et qui l'a postée sur TikTok, conclut sa vidéo en disant que la femme "dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas", et qualifiant les élections de "truquées".
Mais ces propos reposent sur des confusions : en France, il revient aux différentes listes de fournir les bulletins aux bureaux de vote. Or, certaines, pour des raisons économiques (car les coûts d'impression leur reviennent), n'en ont pas fourni à chaque bureau. Il incombait ainsi aux électeurs d'imprimer au préalable les bulletins chez eux, comme l'avaient d'ailleurs directement expliqué certains candidats durant leur campagne.
Un "incident isolé", la mairie annonce porter plainte
Dans la vidéo, la personne indique se trouver dans la ville de Bourg-en-Bresse, dans l'Ain.
Une recherche Google avec les termes "Bourg-en-Bresse", "fraude", "vidéo", nous permet de retrouver un article (archivé ici) de France 3 Auvergne-Rhône-Alpes, qui revient sur l'incident.
L'AFP a contacté la mairie de Bourg-en-Bresse qui a déploré le 11 juin un "incident isolé".
"Une plainte a été déposée par la ville contre cette personne qui a créé l'incident dans ce bureau de vote à Bourg-en-Bresse et contre l'auteur de la vidéo sur le fondement de l'article L-98 du Code électoral" (lien archivé ici), a assuré la mairie, détaillant : "pour nous, il y a clairement une intimidation compte tenu de son attitude à l'égard d'autres électeurs. Son attitude a pu influencer ou créer un émoi dans le bureau de vote. Donc ils sont poursuivis tous les deux, elle et l'auteur de la vidéo".
La mairie de Bourg-en-Bresse dément par ailleurs toute fraude, rappelant qu'il ne revient pas aux bureaux de vote d'imprimer les bulletins.
"Il y a 38 listes, et il y'a énormément de 'petites listes' qui n'ont pas eu les moyens de fournir les bulletins de vote, c'est-à-dire d'imprimer des dizaines de millions de bulletins de vote et de les acheminer dans tous les bureaux de vote du pays. Et donc les bulletins de vote qui n'étaient pas disponibles, c'est les bulletins de vote des listes qui n'ont pas fourni les bulletins de vote, ce qui peut arriver, et qui ont indiqué qu'il fallait imprimer leurs bulletins pour pouvoir voter pour elles", développe la mairie de Bourg-en-Bresse auprès de l'AFP.
"Il revient toujours au candidat de fournir les bulletins de vote, quelle que soit l'élection d'ailleurs, et ça n'est pas ni à l'Etat ni à la Ville de fournir les bulletins de vote au nom des candidats", martèle-t-elle encore, déplorant que "cette dame n'a pas compris que pour voter pour la liste pour laquelle elle voulait voter, il fallait qu'elle imprime elle-même le bulletin de vote de sa liste".
Les candidats doivent fournir les bulletins de vote aux bureaux
En effet, des bulletins pour toutes les listes ne figuraient pas dans tous les bureaux de vote français. Mais cela ne consiste pas en une "fraude", et découle en réalité de choix faits par les candidats, selon les règles de scrutin fixées par la loi française.
Dans le cas des élections européennes françaises, c'est la loi n°77-729 du 7 juillet 1977 relative à l'élection des représentants au Parlement européen (lien archivé ici) qui en précise le déroulé et les modalités.
Or, l'article de 2 de cette loi indique que l'élection des représentants au Parlement européen est "régie par le titre Ier du livre Ier du code électoral" et par la loi du 7 juillet 1977.
Comme le relèvent deux avocates en droit public du cabinet Admys Avocats (lien archivé ici) auprès de l'AFP le 11 juin, "le Livre 1er du Titre 1er du code électoral [lien archivé ici] concerne, notamment, l'élection des députés et des conseillers municipaux. Ainsi, les règles de ces élections européennes sont, principalement, les mêmes que pour les élections législatives et municipales".
Or, "s'agissant de la fourniture des bulletins de vote, cette charge pèse sur les candidats et non sur les mairies", expliquent les deux avocates.
"Cela n'est pas rédigé expressément par les dispositions du code électoral, mais se comprend tout à fait", développent-elles.
En effet, l'article R. 55 (lien archivé ici) du Code électoral dispose que "les bulletins de vote déposés par les candidats, binômes de candidats ou les listes, en application de l'article L. 58 [lien archivé ici], ainsi que ceux adressés au maire par la commission de propagande sont placés dans chaque bureau, à la disposition des électeurs, sous la responsabilité du président du bureau de vote. Les bulletins de vote peuvent être remis directement au maire par les candidats ou leurs mandataires dûment désignés, au plus tard à midi la veille du scrutin. Le jour du scrutin, les bulletins peuvent être remis directement au président du bureau de vote par les candidats ou leurs mandataires dûment désignés."
"Dès lors, la fourniture des bulletins de vote n'est pas de la compétence des mairies. Néanmoins, il est nécessaire, lorsque les candidats ont régulièrement fait parvenir lesdits bulletins, de les fournir aux électeurs en les disposant dans chaque salle de scrutin", explicitent les deux avocates, qui précisent aussi qu'il "en est de même de la transmission des professions de foi et des bulletins de vote au domicile des électeurs, qui doivent être imprimés par les candidats".
Certains préfectures, comme celle du Loiret (lien archivé ici), de la Marne (lien archivé ici), des Côtes d'Armor (lien archivé ici) ou encore du Gers (lien archivé ici), ont par ailleurs directement indiqué sur leurs site n'avoir par reçu des bulletins ou professions de foi de toutes les listes et prévenant que ces bulletins ne seraient ainsi pas disponibles dans tous les bureaux, relève aussi l'avocat Dominique Volut (lien archivé ici), spécialiste de droit public, auprès de l'AFP le 11 juin. Des "explications valables pour tous les départements de France", note-t-il.
L'absence de certains bulletins dans des bureaux ne relèvent donc dans ces cas pas d'une fraude, estiment les avocats interrogés par l'AFP.
"Il ne s'agit pas de fraude, si les candidats n'ont volontairement pas transmis leurs bulletins", abonde Louis le Foyer de Costil (lien archivé ici), avocat en droit public et spécialiste du droit électoral, le 11 juin à l'AFP.
"Nul n'est tenu à l'impossible, si les candidats ne transmettent pas les bulletins en préfecture pour reprographie et transmission aux bureaux de vote", confirme Dominique Volut.
En revanche, les avocates du cabinet Admys Avocats notent que des cas de fraudes pourraient être "constitués dans le fait de ne pas mettre à disposition des électeurs les bulletins de vote pourtant fournis par les candidats".
Mais il faudrait alors "démontrer que cette irrégularité a été constitutive d'une manoeuvre ou a été susceptible d'influencer la sincérité ou le résultat du scrutin", expliquent-elles.
Les remboursements des frais d'impression
La raison pour laquelle toutes les listes n'ont pas fourni de bulletins de vote dans tous les bureaux réside dans le fait que les frais de campagnes, dont font partie l'impression des affiches électorales, des professions de foi mais aussi des bulletins, incombent aux listes et aux candidats.
Ensuite, ces derniers peuvent être remboursés, mais uniquement si leurs listes ont récolté un pourcentage de suffrages exprimés, comme en dispose l'article 18 (lien archivé ici) de la loi n°77-729 du 7 juillet 1977 relative à l'élection des représentants au Parlement européen (lien archivé ici).
Ce dernier dispose qu'"il est remboursé aux listes de candidats ayant obtenu au moins 3 % des suffrages exprimés le coût du papier, l'impression des bulletins de vote, affiches, circulaires ainsi que les frais d'affichage".
Les modalités plus précises et montants de remboursement des frais de campagnes sont précisées dans l'arrêté du 15 mai 2024 fixant les tarifs maxima de remboursement des frais d'impression et d'affichage des documents électoraux pour l'élection des représentants au Parlement européen (archivé ici).
Il y est aussi indiqué que "seuls les candidats têtes de liste qui obtiendront au moins 3 % des suffrages exprimés seront remboursés de leurs frais d'impression et d'affichage des documents électoraux aux conditions et tarifs maxima hors taxe fixés comme suit" - détaillant ensuite les montants de remboursement.
C'est pourquoi certaines listes ont pu faire le choix de ne pas imprimer de bulletins pour tous les bureaux de France, ou de se concentrer sur des régions où elles seraient plus susceptibles d'obtenir des voix, avaient expliqué - et parfois déploré - des membres de certaines "petites" listes en amont des élections.
"C'est en gros 1 centime par bulletin. On a pu en faire imprimer pour environ 15 % des électeurs inscrits sur les listes, c'est déjà un gros tiers de notre budget de campagne, soit 50.000 euros", assurait par exemple Pierre Dieumegard, en 2e position sur la liste Esperanto, qui milite pour un meilleur accès à cette langue au niveau européen, auprès de 20 Minutes dans un article publié le 4 juin (lien archivé ici), expliquant que sa liste avait ainsi "ciblé des départements un peu au hasard, là où l'on avait le plus de militants".
"Ce coût important peut être vu comme un frein financier par c ertains partis", estime aussi Louis le Foyer de Costil.
Ainsi, les électeurs souhaitant voter pour des candidats n'ayant pas fourni de bulletins à tous les bureaux doivent imprimer leurs bulletins, en respectant les formats (lien archivé ici) décrits dans le Code électoral.
"Pour favoriser l'information des électeurs, le ministère de l'intérieur et des outre-mer publie les professions de foi fournies par les candidats. Si les électeurs souhaiteraient voter pour une liste n'ayant pas fourni de bulletins en mairie, ces derniers doivent se rendre sur le site internet du parti concerné pour y télécharger et imprimer eux-mêmes le bulletin de vote", précise Dominique Volut.
En effet, sur une page dédiée (lien archivé ici) du site du ministère de l'Intérieur, on peut retrouver les professions de foi de toutes les listes, à l'exception de deux, qui n'en avaient pas fourni des versions numériques.
Certaines avaient, sur leurs sites (lien archivé ici) ou dans leurs vidéos de campagne (lien archivé ici), directement prévenu les électeurs d'imprimer leurs bulletins.
Dans ces cas, "des questions non pas de la présence mais de la conformité des bulletins peuvent aussi être soulevées", dans le cas où des personnes qui auraient imprimé un bulletin chez elles n'auraient pas respecté les dimensions mentionnées dans le Code électoral et dont les bulletins pourraient ainsi être considérés comme nuls, relève Louis le Foyer de Costil.
Sept listes au-delà des 3% des suffrages exprimés
De fait, sur les 38 listes, seules sept ont dépassé les 3% des suffrages exprimés, selon les résultats (lien archivé ici) publiés par le ministère de l'Intérieur au 11 juin.
Il s'agit des listes : La France Revient ! Avec Jordan Bardella et Marine Le Pen (Rassemblement National), avec 31,37% des suffrages exprimés ; Besoin d'Europe (la liste de Renaissance, menée par Valérie Hayer) avec 14,60% des suffrages exprimés ; Réveiller l'Europe (la liste menée par Raphaël Glucksmann pour Place Publique et le Parti Socialiste), avec 13,83% des suffrages exprimés ; La France insoumise - Union Populaire (menée par Manon Aubry), avec 9,89% des suffrages exprimés ; La droite pour faire entendre la voix de la France en Europe (la liste Les Républicains menée par François-Xavier Bellamy) avec 7,25% des suffrages exprimés ; Europe Ecologie (la liste menée par Marie Toussaint, pour Les Ecologistes - Europe Ecologie Les Verts) avec 5,50% des suffrages exprimés et La France Fière, menée par Marion Maréchal et soutenue par Eric Zemmour (Renconquête !), avec 5,47% des suffrages exprimés.
Toutes les autres listes ne pourront donc pas bénéficier de remboursements pour les frais d'impression des bulletins, professions de foi ou affiches.
C'est par exemple le cas de la liste communiste menée par Léon Deffontaines, qui a obtenu 2,36% des suffrages, de celle de l'Alliance rurale de Jean Lassalle (2,35%) et de celle du Parti animaliste d'Hélène Thouy, qui a obtenu 2% des suffrages. Les 28 autres listes sont sous la barre des 2%.
"L'obligation pour les candidats d’imprimer les bulletins de vote n'est aucunement une spécificité pour les élections européennes. Néanmoins, avec 38 listes, certaines recouvrant des 'petits' partis, il s'est trouvé que, plus que d'habitude, toutes les listes n'avaient pas de bulletin de vote à fournir", notent les avocates du cabinet Admys Avocats.
Des critiques de ces modalités de scrutin
Pour protester contre ces modalités vues comme un moyen d'invisibiliser les "petites listes", le 3 juin, sept têtes de liste avaient protesté devant le siège de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), comme le relatait Public Sénat (lien archivé ici).
Les règles concernant le déroulement du scrutin étant fixées par chacun des pays membres de l'Union européenne, elles diffèrent ainsi selon les pays.
Dans d'autres pays européens, ce ne sont ainsi pas aux listes de fournir des bulletins à mettre dans les enveloppes, mais les électeurs doivent plutôt cocher des cases sur des bulletins mis à disposition, voire peuvent choisir des candidats de plusieurs listes, comme détaillé dans ce document (lien archivé ici) réalisé par le Parlement européen qui récapitule les modes de scrutins.
Des appels à modifier le mode de scrutin en France pour limiter le nombre de listes ou mettre en place un bulletin unique existent depuis plusieurs années, et un texte (lien archivé ici) avait été proposé au Sénat en ce sens en 2019, mais estimé caduc.