Un lien établi entre vaccination et mortalité infantile ? Attention à cette étude méthodologiquement biaisée

En France, onze vaccins sont obligatoires pour les enfants nés à partir du 1er janvier 2018 et visent à protéger de maladies qui peuvent être graves comme la rougeole, la méningite ou le tétanos. Depuis début août 2023, des publications sur les réseaux sociaux relaient une étude assurant établir un lien entre vaccination et mortalité infantile. Les "pays développés" où les nourrissons et enfants reçoivent le plus de doses de vaccin, auraient les taux de mortalité les plus élevés, prétendent ses auteurs. Cependant, ces travaux de recherche sont méthodologiquement biaisés et ne permettent pas de tirer une telle conclusion, ont expliqué plusieurs spécialistes à l'AFP. Par ailleurs, les taux de mortalité infantile sont beaucoup plus importants sur le continent africain qui enregistre un déficit de vaccination.

"Les vaccins infantiles liés à l'augmentation de la mortalité toutes causes confondues, selon de nouvelles recherches", avance le titre d'un billet initialement publié en anglais le 1er août 2023 sur le site Children's Health Defense, une organisation américaine qui a déjà fait l'objet d'articles de vérification de l'AFP.

Sur son site, Children's Health Defense - à traduire par "Défense de la santé des enfants" - a diffusé, à plusieurs reprises, des contenus de désinformation sur la vaccination (articles en anglais à lire ici et ici).

Largement relayé sur les réseaux sociaux sous la forme d'une capture d'écran, ce billet est notamment accompagné de la légende suivante : "Les pays développés nécessitant le plus de doses de vaccin néonatal ont tendance à avoir les pires taux de mortalité infantile, selon une étude évaluée par des pairs publiée le 20 juillet dans Cureus Journal of Medical Science".

C'est ce que prétend par exemple Silvano Trotta, ouvertement opposé aux vaccins, dont la publication (lien archivé ici) sur X (ex-Twitter) a été partagée près de 1.500 fois depuis le 2 août :

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Capture d'écran prise sur Twitter le 16 août 2023

Ces messages circulent sur les réseaux sociaux en français (liens archivés ici et ici) et en anglais (liens archivés ici et ici).

Cependant, l'étude sur laquelle ils se basent présente des biais méthodologiques, ont indiqué à l'AFP plusieurs spécialistes en pharmacologie et en néonatalité.

Méthodologie biaisée, conclusions approximatives

L'étude sur laquelle ces assertions se fondent a été publiée dans Cureus (lien archivé ici) qui se présente comme une plateforme en libre accès mettant en ligne des publications médicales. Elle ne figure pas sur la liste (lien archivé ici) des revues scientifiques non prédatrices établie par la faculté de médecine de la Sorbonne et dans lesquelles il est "considéré comme acceptable de publier ses travaux".

Intitulés "Doses de vaccins régulièrement administrées aux nouveaux-nés, aux nourrissons et aux enfants de moins de cinq ans dans les pays développés et leur association avec les taux de mortalité", ces travaux ont été publiés en juillet 2023 et reprennent des données de "2019 et 2021", indiquent leurs auteurs. Gary Goldman et Neil Miller, ont ainsi comparé le nombre de vaccins administrés aux nourrissons et enfants de moins de cinq ans dans les "pays développés" avec leur taux de mortalité infantile. Le premier se présente comme "directeur de l'école privée Pearblossom" tandis que le second est décrit comme "journaliste en recherche médicale" sur son compte LinkedIn.

En conclusion, ces derniers avancent qu'"il existe des corrélations positives statistiquement significatives entre les taux de mortalité des pays développés et le nombre de doses de vaccins régulièrement administré au cours de la petite enfance."

Toutefois, cette étude "est une 'étude écologique' : le niveau le plus faible qui existe dans la solidité des conclusions scientifiques", a expliqué le professeur de pharmacologie à l'université de Bordeaux Bernard Bégaud (lien archivé ici) auprès de l'AFP, le 16 août, pointant les faiblesses méthodologiques de ces travaux.

"Les études écologiques consistent à mettre en rapport des statistiques globales de population : vous isolez un paramètre et vous estimez qu’il y a une corrélation entre un paramètre et un autre. Or, dans ce cas, on ne contrôle pas du tout les variables qui pourraient amener des biais ou des erreurs d'interprétation. En réalité, sur le plan méthodologique, vous ne savez rien des causes qui pourraient provoquer le phénomène étudié", note le spécialiste.

Les travaux de Gary Goldman et Neil Miller sont bien présentés comme une "étude écologique" dans le résumé :

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Capture d'écran prise sur le site de Cureus le 17 août 2023 / Encadré ajouté par la rédaction de l'AFP

Jennifer Kusma (lien archivé ici), pédiatre à l'hôpital pour enfants Ann and Robert H Lurie de Chicago, a aussi noté "une méthodologie imparfaite" : "En fait, il n'y a aucun moyen de dire qui a reçu des vaccins et qui n'en a pas eu parmi ceux [les personnes] qui sont décédés", a-t-elle déclaré le 7 août à l'AFP. "Il pourrait y avoir une corrélation, mais vous ne pouvez pas tirer de conclusion sur la causalité."

Au-delà de biais méthodologiques manifestes, le prétendu lien de corrélation entre vaccination infantile et mortalité "pas toujours établi", pointe Bernard Bégaud.

"Ils comparent la mortalité à 28 jours, 1 an et 5 ans, mais si vous regardez les chiffres, le taux de mortalité n'est pas toujours élevé même si le nombre de doses de vaccin l'est", observe-t-il. "Pour le Japon qui compte 19 doses, le taux de mortalité néonatale n'est qu'à 0,81. Pour la Suède qui compte 16 doses, le taux de mortalité est à 1,35" .

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Capture d'écran prise sur le site de Cureus le 17 août 2023 / Encadrés ajoutés par la rédaction de l'AFP

Des schémas vaccinaux différents selon les pays

L'origine des données utilisées par les auteurs n'est pas claire. Ils mentionnent l'Organisation mondiale de la santé ou encore l'Unesco, sans être vraiment précis. Quoi qu'il en soit, il n'est pas pertinent de comparer ces chiffres dans la mesure où "les schémas vaccinaux ne sont pas les mêmes selon les pays", note Bernard Bégaud, ni "la définition de la mortalité infantile."

En ce qui concerne la France, cet article élabore "une piste fantaisiste car il n'y a pas de vaccin administré dans la période où le plus de décès contribuant à la mortalité infantile surviennent (Jour 0 - Jour 28)", pointe par ailleurs Martin Chalumeau (lien archivé ici), pédiatre et épidémiologiste, interrogé par l'AFP le 16 août.

"Et pour la période Jour 28 - Jour 365 où les vaccins commencent, plusieurs publications (dont une française récente) retrouvent une association protectrice entre vaccination et mort subite/inattendue", ajoute-t-il, renvoyant vers ces travaux scientifiques (lien archivé ici).

Vacciner pour lutter contre les maladies graves

Rupali Limaye (lien archivé ici), directrice adjointe du Centre international d'accès aux vaccins (lien archivé ici) basé aux Etats-Unis, a expliqué à l'AFP que la littérature scientifique prouve le contraire de l'étude que nous décortiquons : "Les individus - et en particulier les nouveau-nés, les nourrissons et les enfants - qui se font vacciner sont en fait beaucoup plus susceptibles d'être en meilleure santé, et en particulier de ne pas développer certaines maladies évitables par la vaccination", a-t-elle déclaré le 4 août.

"Il n'y a aucun pays d'Afrique dans l’étude, continent sur lequel il y a pourtant une mortalité infantile gigantesque, car il y a un déficit de vaccination", note également le professeur en pharmacologie Bernard Bégaud.

"La vaccination a fait régresser et disparaître des cataclysmes de mortalité infantile : la variole a disparu en 1980. On ne meurt plus aujourd'hui, en France, de tout un tas de maladies qui tuaient des nourrissons et qui les tuent toujours dans certains pays d'Afrique."

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Un enfant après avoir reçu un vaccin contre la poliomyélite lors d'une campagne de vaccination contre la poliomyélite en Tanzanie le 21 mai 2022 ( AFP / ERICKY BONIPHACE)

Sur cette carte (lien archivé ici) de l'Unesco, on observe par exemple que les taux de mortalité des enfants de moins de cinq sont les plus élevés au monde au Nigéria, au Niger, au Tchad, en Somalie et en Sierra Leone :

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Capture d'écran prise sur le site de l'Unesco le 17 août 2023

"La vaccination est l'une des interventions de santé publique les plus efficaces [...] évitant plus de 4 millions de décès chaque année", indique d'ailleurs sur son site (lien archivé ici) l'Organisation mondiale de la santé.

En France, pour les enfants nés à partir du 1er janvier 2018, 11 vaccins sont obligatoires : diphtérie, tétanos, poliomyélite, coqueluche, Haemophilus influenzae b, hépatite B, méningocoque C, pneumocoque, rougeole, oreillons et rubéole, est-il recommandé dans un document (lien archivé ici) du ministère de la Santé français.

Les principaux facteurs de risque de décès précoces sont liés à la prématurité et à la présence d'anomalies congénitales, facteurs eux-mêmes affectés par la santé maternelle avant et pendant la grossesse, mais aussi par le contexte socio-économique, comme on peut le lire dans cette dépêche (lien archivé ici) de l'AFP publiée en mars 2022 .

L'AFP a contacté Gary Goldman et Neil Miller mais les auteurs de l'étude n'ont pas donné suite à ces sollicitations.

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