Non, cette étude n'établit pas de lien entre vaccin anticovid de Pfizer et "turbo-cancers"

Alors qu'aucun lien n'est établit, dans la littérature scientifique, entre vaccination anticovid et cancer, des messages relayés sur les réseaux sociaux prétendent qu'une nouvelle étude prouve que le vaccin anticovid de Pfizer induit des "turbo-cancers". C'est faux : le document en question est un compte-rendu d'expérimentation sur des souris méthodologiquement biaisé et publié dans une revue médicale peu fiable, ont estimé plusieurs spécialistes en cancérologie interrogés par l'AFP.

"TurboCancer : Une nouvelle étude prouve que le turbo-cancer induit par l'ARNm de Pfizer", prétendent des publications diffusées au total plusieurs milliers de fois sur Twitter (1,2,3) et par plusieurs comptes Facebook (4,5).

"Dans une nouvelle étude belge, Sander Eens et al. ont injecté à 14 souris 2 vaccins ARNm COVID-19 de Pfizer. 2 jours après la deuxième dose de Pfizer, 1/14 souris (7 %) sont mortes subitement, atteintes d'un turbo-cancer avec infiltration de lymphomes dans de nombreux organes : foie, reins, rate, poumons et intestins", avancent encore ces messages, assurant que "la souris atteinte de turbo-cancer n'avait montré aucun signe clinique de maladie avant sa mort subite".

Egalement partagée sur le site web russe VK (6), cette assertion a initialement été publiée - et relayée plus de 16.000 fois (7) - en anglais par le compte Twitter Died Suddenly ("Mort subitement") créé après la sortie d'un film américain du même nom se présentant comme un documentaire et qui soutient que la vaccination servirait à réduire la population.

Ce compte diffuse régulièrement des photos, vidéos ou articles de presse censés montrer ou rapporter des "morts subites" en les attribuant à la vaccination anticovid, comme l'expliquait cet article de l'AFP en décembre 2022.

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Capture d'écran prise sur Twitter le 13 juillet 2023 / Photographies floutées par la rédaction de l'AFP Factuel

Le terme "turbo-cancer", visant ici à désigner un cancer fulgurant et accéléré, avait déjà été utilisé il y a plusieurs mois sur les réseaux sociaux pour caractériser une prétendue réactivation de cancers en rémission, sous une forme très agressive, après vaccination. En janvier 2023, l'AFP Factuel avait cependant déconstruit ces allégations établissant, à tort, un lien entre vaccins anticovid et cancer foudroyant en soulignant qu'aucune corrélation de ce type n'a été scientifiquement démontrée.

Les publications actuellement relayées sur les réseaux sociaux s'appuient sur un article (lien archivé ici) publié dans la revue Frontiers (lien archivé ici) en mai 2023. Présentée comme une "étude", ce document méthodologiquement biaisé est en réalité un compte-rendu d'expérience préclinique menée sur un groupe de 14 souris qui n'a aucune valeur scientifique, ont expliqué à l'AFP plusieurs chercheurs spécialistes du cancer.

Quant à la dénomination "turbo-cancer", aucun des experts interrogés ne l'utilise, ni n'en avait déjà entendu parlé dans des travaux de recherche scientifiques crédibles. "C’est la première fois que j'entends le terme turbo-cancer. Je ne sais même pas ce qu'il signifie", a par exemple déclaré à l'AFP la chercheuse au Centre de Recherche en Cancérologie de Lyon Virginie Petrilli (lien archivé ici), le 13 juillet 2023.

Une souris décédée, déjà affaiblie avant vaccination

Le résumé de l'article publié par Frontiers indique que ses auteurs ont divisé les souris en deux groupes. Un groupe de 14 souris a reçu le traitement expérimental, à savoir le vaccin anticovid de Pfizer, tandis que l'autre groupe, appelé "groupe de contrôle", a reçu un placebo, à savoir du sérum physiologique.

A l'âge de 14 semaines, l'un des animaux ayant reçu deux injections de vaccin est "mort spontanément", présentant des lymphomes au niveau de plusieurs organes "(cœur, poumon, foie, rein, rate)", est-il écrit.

"La souris atteinte de turbo-cancer n'avait montré aucun signe clinique de maladie avant sa mort subite", prétendent les publications qui diffusent l'article sur les réseaux sociaux. Ce n'est pourtant pas ce que rapporte le document.

"Quand on regarde leurs résultats décrits dans la figure 4, où ils comparent la courbe de croissance des animaux – un moyen qui permet de mesurer si les animaux sont en bonne santé ou non – on voit que la souris qu'ils ont injectée et qui a développé des tumeurs ne se comporte pas comme les autres animaux", explique ainsi à l'AFP Mathieu Gabut (lien archivé ici), chercheur au Centre de recherche en cancérologie de Lyon (CRCL), le 13 juillet 2023.

"Elle perd du poids alors que les autres en gagnent. Mais son changement de masse corporelle intervient avant même la première des deux injections, entre les semaines 5 et 6", pointe le spécialiste.

Sur le graphique ci-dessous, la ligne rouge correspond à la courbe de croissance de la souris décédée, qui a commencé à perdre du poids avant d'avoir été vaccinée :

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Capture d'écran prise sur le site de la National Library of Medecine le 17 juillet 2023

"L’animal était manifestement en souffrance puisqu'une souris qui est élevée dans un environnement enrichi, c’est à dire le moins stressant possible, comme c’est aujourd'hui le cas dans les animaleries, ne doit pas perdre de poids de cette façon-là", ajoute Mathieu Gabut.

Faiblesses méthodologiques

D'après les chercheurs que nous avons interrogés, l'article diffusé sur les réseaux sociaux présente plusieurs faiblesses méthodologiques.

"Le titre pose déjà une difficulté puisqu'un 'case report' correspond à un cas clinique chez l'homme, pas chez la souris", a indiqué à l'AFP Pierre Saintigny (lien archivé ici), oncologue et chercheur au centre de lutte contre le cancer Léon Bérard, le 13 juillet 2023.

En effet, le titre de l'article comprend la mention "case report", à traduire par "cas rapporté" en français.

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Capture d'écran prise sur le site de la National Library of Medecine le 17 juillet 2023 / Encadré rouge ajouté par la rédaction de l'AFP Factuel

"En clinique humaine, chez les patients, on publie parfois ce qu’on appelle des 'cas'. Ce sont des observations inhabituelles desquelles on peut tirer un enseignement éventuel. Par exemple, la réponse à un traitement qui n’'vait jamais été testé. Ces 'cas rapportés' sont d’autant plus informatifs qu’on peut parfois en tirer des explications : mais c'est descriptif, c'est de l'observation", abonde le professeur Bruno Quesnel (lien archivé ici) directeur du pôle recherche et innovation de l’Institut national du cancer.

"Il y a une époque dans la médecine où on publiait beaucoup ce genre de choses", ajoute le spécialiste. "Aujourd'hui, on en publie beaucoup moins car on a compris qu'il faut non pas observer une fois les choses mais de façon répétée pour faire une cohorte. L'élément essentiel de la science est la répétition de l'observation pour pouvoir en tirer des enseignements utiles et développer des programmes de recherche. Il est impossible d’établir le moindre lien de cause à effet dans un modèle expérimental comme celui-ci. Pour cela, il aurait fallu répéter l'expérience en réalisant plusieurs cohortes de souris", ajoute Bruno Quesnel.

"Cette expérience n'a pas été renouvelée : on ne peut pas critiquer le travail fait car c'est une seule expérience sur un nombre d'individus très limité", abonde Mathieu Gabut, du Centre de recherche en cancérologie de Lyon.

Par ailleurs, les auteurs de cet article passent sous silence un certain nombre d'éléments contextuels, notamment le fait que "les souris développent spontanément des lymphomes [...] les auteurs ne le discutent même pas", note Pierre Saintigny, renvoyant vers deux études (ici et ici) qui en font état.

"Les souris, l’être humain, les chiens, les chats… Toutes les espèces animales peuvent développer spontanément des cancers. À partir du moment où vous avez un être vivant complexe, il est impossible de séparer le fait d’être vivant du développement de cancers, qui fait partie du processus biologique. Les souris qu’on observe en laboratoire n’échappent pas à la règle et développent spontanément des cancers", confirme le professeur Bruno Quesnel.

Une revue "prédatrice" peu fiable

La revue à l'origine de la publication de l'article, Frontiers, ne figure pas parmi les titres les plus prestigieux de médecine comme The Lancet, The JAMA ou the New England Journal of Medicine, Graal pour les spécialistes qui mènent des travaux de recherche dans cette discipline.

Au contraire, elle fait partie de la liste de Beall (lien archivé ici) (du nom de son créateur, le bibliothécaire Jeffrey Beall), qui répertorie des éditeurs et revues potentiellement "prédatrices", c'est-à-dire qui sont susceptibles de publier des contenus peu fiables et infondés scientifiquement, souvent en contrepartie de paiements.

Comme le détaillait l'AFP Factuel dans un article explicatif, il existe des milliers de revues scientifiques, plus ou moins connues, considérées comme plus ou moins sérieuses du point de vue des textes acceptés et de la rigueur de leurs processus de relecture.

En effet, lorsqu'un laboratoire veut soumettre ses résultats, il les fait parvenir à un éditeur de journal qui les transmet, généralement, à un comité de relecture, "des scientifiques indépendants de n’importe quelle nationalité qui sont experts du domaine. Ils vont critiquer le travail, les méthodes et les conclusions qui sont apportés", précise Mathieu Gabut.

"Les reviewers [ou rapporteurs du comité de lecture, NDLR] demandent parfois à faire un certain nombre de changements, dans le texte, les figures, où des expériences complémentaires permettant de conforter les résultats s'ils estiment que les résultats initiaux ne sont pas suffisamment conclusifs. A l'issue de ce processus, l’éditeur décide de publier ou non l’article", ajoute le chercheur.

"Il faut savoir que dernièrement nous, chercheurs, constatons que les manuscrits envoyés à Frontiers [...] sont très très rarement refusés après expertise même si un avis négatif est rendu", note Virginie Petrilli, du Centre de recherche en cancérologie de Lyon.

"J’ai déjà été reviewer pour des revues du même type, j'ai fait mon travail d'expertise, et il m'est arrivé de recommander le rejet du papier à l’éditeur en argumentant que les conclusions n’étaient pas solides et que la qualité de l’article était très insuffisante, mais l'article a été publié quand même par l’éditeur", regrette Mathieu Gabut, qui observe que certaines sociétés "prennent des publications telles qu'elles existent contre de l’argent, souvent des milliers d'euros."

Des essais précliniques obligatoires

"Ce sont les types d'études que Pfizer & Moderna auraient dû réaliser sur des souris mais ils ne l'ont jamais fait", prétendent enfin les publications diffusées sur les réseaux sociaux, s'appuyant sur l'article publié par Frontiers.

Une assertion contredite par Bruno Quesnel de l'Institut national du cancer : "Forcément, il y a des modèles expérimentaux et qui ont été testés en préclinique [sur l'animal, NDLR] avant de réaliser les essais cliniques [sur l'homme, NDLR]. Ces données précliniques sont requises pour que les autorités règlementaires autorisent le démarrage des essais".

En effet, le processus de mise en circulation sur le marché d'un médicament est encadré par les autorités sanitaires et tout vaccin est soumis à autorisation, comme le détaille sur son site (lien archivé ici) l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). "En France, un essai clinique ne peut démarrer sans avoir reçu au préalable un avis favorable d’un comité de protection des personnes (CPP) et une autorisation de l'ANSM", est-il par ailleurs spécifié.

Même si "les autorités sanitaires européennes ont mis en place des procédures dites 'accélérées' pour l'évaluation des demandes d'essais cliniques", peut-on lire sur le site de l'agence, "il y a bien eu un dossier réalisé en préclinique, chez l'animal, ce qui est requis pour tous les vaccins", a assuré le professeur de pharmacologie à l'université de Bordeaux et ex-président de la commission essais cliniques Bernard Bégaud (lien archivé ici) auprès de l'AFP, le 17 juillet 2023.

En effet, concernant le vaccin anticovid de Pfizer, le comité d'experts de l'Agence américaine des médicaments (FDA) a donné un avis favorable à son autorisation le 10 décembre 2020, comme l'a alors relaté l'AFP dans plusieurs dépêches. Le comité a estimé dans un rapport que le vaccin de Pfizer et BioNTech contre le Covid-19 ne présentait pas de risque de sécurité empêchant son autorisation. Le vaccin mis au point par BioNTech et Pfizer a ensuite reçu une autorisation de mise sur le marché (AMM) dite "conditionnelle" le 21 décembre 2020 par l'Agence européenne des médicaments.

Cette AMM conditionnelle permet aux développeurs du vaccin de soumettre des données supplémentaires (études nouvelles ou en cours) après le feu vert des autorités, contrairement à une AMM classique où la totalité des données doit être soumise avant, et d'accélérer ainsi la mise à disposition des médicaments, ici des vaccins.

Mais cela ne veut pas dire pour autant que les vaccins mis sur le marché n'ont pas été testés correctement. "L'AMM conditionnelle rassemble tous les verrous de contrôles d'une autorisation de mise sur le marché standard pour garantir un niveau élevé de sécurité pour les patients", précise l'Agence nationale du médicament (ANSM) française sur son site. Les vaccins ont suivi les étapes imposées à chaque traitement avant une mise sur le marché européen et français.

"Dans le contexte de la crise sanitaire, je ne suis pas du tout choqué qu'il n'y ait pas eu d'essais précliniques de cancérogénèse [processus de formation d'un cancer, NDLR] prolongés et de toxicité, processus qui sont exclus pour les vaccins qui sont injectés en une, deux ou trois doses. Ce ne sont pas des traitements que vous allez prendre pendant des mois ou des années, alors que le processus de cancérogénèse ou de toxicité chronique suppose des doses réitérées sur le long terme", pointe le spécialiste.

"Pour un vaccin contre la rougeole, c'est la même chose, on ne va pas non plus faire les essais de cancérogénèse et de toxicologie car ils n'ont pas de sens", ajoute-t-il.

Au 30 juin 2023, sur 150 millions de doses de vaccin anticovid administrées en France, 1.020 personnes ont demandé une indemnisation à l’Oniam, l'organisme national d'indemnisation des accidents médicaux, chargé de traiter les demandes d'indemnisation des personnes victimes d'accidents médicaux graves.

L'organisme a rendu un avis sur 241 dossiers et pour 30% d’entre eux, soit 72 dossiers, a donné son accord à une indemnisation, selon des chiffres rendus publics au Sénat mi-juillet. Les indemnisations concernent principalement des myocardites ou des péricardites survenues après une vaccination Covid. Les chiffres de l'Oniam ne concernent pas les procédures judiciaires en cours pour des accidents liés aux vaccins.

L'AFP a déjà vérifié plusieurs assertions fallacieuses au sujet de la vaccination anticovid, par exemple ici ou ici.

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