Non, la Russie n'a pas adossé le rouble à l'or début avril 2022
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- Publié le 12 avril 2022 à 19:12
- Lecture : 8 min
- Par : Elias HUUHTANEN, AFP Finlande
- Traduction et adaptation : Claire-Line NASS
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"C'est officiel ! La banque centrale russe annonce que le rouble est lié à l'or ! (...) La Russie vient d'anéantir environ 30% du dollar américain dans le monde en ce qui concerne les lingots d'or", prétend une publication partagée plus de 3.000 fois sur Facebook depuis le 7 avril.
"Ça y est la banque centrale russe a lâché la bombe. Le Rouble sera étalonné sur l'or des demain. Ce n'est plus une légende ou un complot. C'est un cataclysme pour les économies papier du Monde entier", prétendait déjà un tweet publié le 31 mars 2022 et partagé depuis à près de 1.500 reprises.
Des affirmations semblables ont circulé dans d'autres publications sur Facebook, Twitter, et Telegram, en France et en Afrique.
Des allégations similaires ont été relayées par des milliers d'internautes en finnois, en anglais et en allemand sur les réseaux sociaux.
Qu'est-ce que l'étalon-or ?
L'étalon-or correspond à un système monétaire dans lequel "l'unité monétaire est définie en référence à un poids fixe d'or", et où chaque monnaie nationale (comme le dollar, l'euro, ou le rouble) "est librement convertible en or", selon la Banque de France. En d'autres termes, la valeur de la monnaie d'un pays est directement liée à une valeur fixe, un poids d'or défini. La banque centrale s'engage ainsi à convertir la monnaie à ce taux fixe d'or, à tout moment.
L'intérêt de l'étalon-or réside ainsi dans le fait que la quantité d'or physiquement disponible dans un pays sert de limite à l'émission de la monnaie, protégeant contre l'inflation. En revanche, ce système est peu flexible : la banque centrale ne peut pas jouer sur la quantité de monnaie en circulation. En cas de crise par exemple, si la population décide d'échanger massivement ses devises en or, ou si les stocks d'or baissent ou sont menacés, la banque centrale doit trouver d'autres moyens, dont des politiques restrictives sur le retraits d'or, pour faire baisser la demande.
Aux 19e et 20e siècles, de nombreux pays, dont la Grande-Bretagne, l'Allemagne et la France, ont utilisé ce système pour soutenir leurs monnaies. L'un des exemples les plus connus est l'accord de Bretton Woods de 1944, qui avait fixé la monnaie américaine à 35 dollars par once d'or. Cependant, la rigidité de l'étalon-or a rendu difficile pour les politiques monétaires de réagir aux récessions et aux booms, de sorte que la plupart des pays ont abandonné ce système au cours du 20e siècle.
La banque centrale russe a uniquement indiqué vouloir acheter de l'or
Plusieurs publications sur les réseaux sociaux citent comme source un communiqué de la banque centrale russe. Ce dernier, publié le 25 mars 2022, n'indique pourtant pas que l'institution a instauré l'étalon-or. L'institution y indiquait vouloir acheter de l'or auprès des établissements de crédit, à un prix fixé à 5.000 roubles par gramme à partir du 28 mars et jusqu'au 30 juin 2022. Selon la banque centrale russe, ces achats pourraient "équilibrer le marché des métaux précieux" et permettre à "l'industrie de l'or" de "fonctionner sans problème cette année".
Le fait qu'une banque centrale achète de l'or ne signifie pas que sa monnaie soit adossée au métal précieux. Selon Elias Rantapuska, professeur de finance à l'université Aalto en Finlande,pour qu'une monnaie soit adossée à l'or, la banque centrale doit garantir un taux de change fixe entre la monnaie et l'or. "L'étalon-or signifie que la banque centrale promet d'acheter une devise et de céder en retour de l'or à un taux fixe. Ici, la banque centrale promet d'acheter de l'or et de donner de la monnaie en échange", a ainsi détaillé le professeur de finance.
Iikka Korhonen, directeur de recherche à l'Institut des pays émergents de la Banque de Finlande, a confirmé que "le rouble n'est pas lié à l'or. Un étalon-or signifierait que chacun pourrait échanger son rouble contre de l'or à un prix fixé par la banque centrale, sans limite. Ce n'est pas le cas", le 31 mars auprès de l'AFP.
Cette annonce d'achat d'or mené par une banque centrale n'a en outre rien d'exceptionnel, a expliqué Elias Rantapuska à l'AFP le 31 mars 2022. Selon lui, les banques centrales "achètent et vendent de l'or en permanence". D'après des données disponibles jusqu'à 2020 sur le site du World Gold Council, l'organisation de développement du marché pour l'industrie de l'or, les banques centrales avaient en effet jusqu'alors acheté de l'or pendant onze années consécutives.
Pas de baisse de la valeur du dollar américain de 30% avec les achats d'or russes
Elias Rantapuska a qualifié d'"insensée" l'affirmation selon laquelle une telle décision de la banque centrale russe pourrait faire baisser la valeur du dollar américain d'environ 30%. Selon lui, "une économie de taille moyenne comme la Russie ne peut pas déstabiliser durablement le marché monétaire en promettant d'acheter de l'or à un taux fixe - seule une banque centrale digne de confiance peut provoquer une réaction du marché avec une telle annonce, et la banque centrale russe n'a pas vraiment de la confiance de qui que ce soit".
Après le 24 février, début de l'invasion russe de l'Ukraine, c'est en fait le rouble qui a subi un effondrement historique. Fin février et début mars, la monnaie russe passe des paliers jamais vu face au dollar, allant jusqu'à plus de 140 roubles par dollar atteints le 7 mars.
Mais depuis ce jour, la devise russe n'a cessé de se renforcer, et a atteint le 8 avril 71 roubles pour un dollar, un record depuis l'automne 2021, et 77 roubles pour un euro, son niveau le plus fort depuis juin 2020. Le dollar est quant à lui resté globalement stable par rapport aux autres devises, comme détaillé dans cette dépêche de l'AFP.
Le système de monnaies fiduciaires actuelles
Les principales monnaies utilisées aujourd'hui sont appelées monnaies fiduciaires, ou "fiat money". Leur valeur n'est pas établie selon un bien physique tel que l'or, mais est autorisée à fluctuer sur le marché des changes.
Les opposants à ce système de monnaies fiduciaires estiment qu'il donne aux banques centrales un trop grand contrôle sur l'économie, car elles gèrent la quantité de monnaie imprimée.
Des arguments en faveur d'un retour à l'étalon-or réapparaissent ainsi périodiquement, comme le détaillait Michael Klein, professeur d'économie internationale à l'université Tufts, dans un article en novembre 2020. Selon lui, "certains économistes (...) favorisent un retour à l'étalon-or parce que cela imposerait de nouvelles règles et une 'discipline' à une banque centrale".
Cependant, Michael Klein soulignait que le retour à l'étalon-or pourrait limiter la capacité des banques centrales à faire face à la fluctuation des conditions économiques. En outre, il notait que les taux de change entre les monnaies sont généralement plus stables que le prix de l'or, qui a augmenté d'environ 40 % pendant la pandémie de Covid-19.
Selon le directeur de recherche à l'Institut des pays émergents de la Banque de Finlande Iikka Korhonen, il n'y aurait ainsi pas grand sens pour la Russie de revenir à un système d'étalon-or. "Aucun pays n'a adopté un système d'étalon-or ou quelque chose de similaire depuis plus de quatre décennies. Il serait difficile d'imaginer qu'une telle mesure puisse avoir un sens pour la Russie", résume-t-il.
La Russie en défaut "sélectif" sur ses paiements en devises
Par ailleurs, le 9 avril, l'agence de notation financière S&P Global Ratings a abaissé la note de la Russie pour ses paiements en devises étrangères au niveau de "défaut de paiement sélectif", après que Moscou a réglé en roubles une dette en dollars début avril.
La notation de l'agence, pour les paiements en devises étrangères comme le dollar, a été abaissée à "SD", selon un communiqué de S&P Global Ratings, qui a aussi annoncé arrêter immédiatement ses notations sur la Russie, conformément aux exigences de l'Union européenne.
Il ne reste qu'un cran plus bas que "SD" dans l'échelle de l'agence : la note "D", pour défaut. Un pays est considéré en défaut de paiement quand il est incapable d'honorer ses engagements financiers auprès de ses créanciers, qui peuvent être des États, des institutions financières (comme le Fonds monétaire international, Banque mondiale) ou des investisseurs sur les marchés financiers. Le défaut est qualifié de partiel quand l’État ne rembourse pas une partie de ses obligations.
Pendant plusieurs semaines, la Russie a écarté le danger d'un défaut, le Trésor américain ayant permis l'utilisation de devises étrangères détenues par Moscou à l'étranger pour régler des dettes extérieures. En mars, la Russie a ainsi payé plusieurs tranches d'intérêts, démontrant sa volonté et sa capacité à rembourser.
Mais depuis début avril, les Etats-Unis n'autorisent plus la Russie à rembourser sa dette avec des dollars détenus dans des banques américaines. Par conséquent, JPMorgan, qui servait de banque correspondante, a bloqué un paiement. Le ministère des Finances russe a ensuite annoncé avoir réglé en roubles près de 650 millions de dollars dus le 4 avril.