Marine Le Pen lors de ses voeux à la presse, le 26 janvier 2022 à Paris (archive). ( AFP / Thomas SAMSON)

Peut-on réviser la Constitution pour rejeter "une partie du droit européen" comme le veut Marine Le Pen ?

  • Cet article date de plus d'un an
  • Publié le 08 février 2022 à 15:18
  • Lecture : 5 min
  • Par : Alexis ORSINI, AFP France
Afin d’appliquer des mesures de son programme actuellement incompatibles avec le droit européen, Marine Le Pen souhaite que les textes internationaux “contraires à la Constitution” selon elle – y compris ceux déjà en vigueur – ne puissent pas s'appliquer en droit interne. En l’état actuel, cette règle serait quasiment impossible à mettre en oeuvre s’agissant du droit européen, sauf à quitter l’UE, selon les juristes interrogés par l’AFP.

Comment faire primer la loi française sur le droit européen en cas d'incompatibilité supposée entre les deux, sans pour autant quitter l'Union européenne ? A en croire Marine Le Pen, la solution à cette épineuse question juridique passerait par une révision de la Constitution.

La candidate RN a formulé cette proposition lors d’une récente interview à l’agence Bloomberg, en réponse à une question sur le risque que sa proposition de priver les étrangers de certaines aides sociales soit “contraire à la loi européenne".

Comme elle l’explique dans cette vidéo (à compter de 4'42 dans l'archive vidéo en anglais), Marine Le Pen, qui ne plaide plus pour une sortie de la France de l’UE, voudrait agir en deux temps : d'abord “constitutionnaliser une partie du droit des étrangers” avant de faire adopter la règle selon laquelle un texte international contraire à la Constitution ne pourrait pas s’appliquer en France.

A en croire Marine Le Pen, si ce processus est mené à terme, "une partie du droit européen ne pourra plus s'appliquer dans le droit français", car "c'est la Constitution, loi suprême que les Français se donnent, qui a une valeur supérieure à tout le reste."

Un garde-fou déjà existant avant l'adoption des traités

S’agissant des engagements internationaux qui ne sont pas encore ratifiés, la règle promue par Marine Le Pen existe déjà dans la Constitution. Dans le détail, son article 54 dispose que tout "engagement international" dont le Conseil constitutionnel a jugé une clause "contraire à la Constitution", ne peut être ratifié qu'après modification de cette dernière.

Ce mécanisme avait notamment été activé en 2004 pour le Traité constitutionnel européen dont plusieurs dispositions avaient été jugées contraires à la Loi fondamentale française. Une révision de la Constitution avait été enclenchée par le président Jacques Chirac mais la ratification avait été rejetée par référendum en mai 2005.

Débat sur la primauté du droit européen

Mais comme le confirme à l'AFP Jean-Philippe Tanguy, directeur adjoint de la campagne de Marine Le Pen, la proposition de la candidate ne vise pas simplement des textes internationaux en attente de ratification. "Ce dispositif s'appliquerait au droit international déjà en vigueur en France : l'idée est de recourir au référendum, via l'article 11 de la Constitution, pour intégrer des dispositions relatives à l'immigration dans la Constitution, ainsi qu'une référence qui rappellerait qu'elle est la norme suprême en France", assure M. Tanguy.

Le principe de la primauté de la Constitution sur le droit européen donne lui-même lieu à des débats parmi les juristes. Du point de vue européen, détaillé sur la plateforme juridique grand public de l'Union européenne, la primauté de son droit a été reconnue par la Cour de justice de l'Union européenne dans l'arrêt Costa contre Enel de 1964. "Le droit européen a une valeur supérieure aux droits nationaux des États membres", qui "ne peuvent donc pas appliquer une règle nationale qui serait contraire au droit européen", tranche l'institution.

Mais, comme l'expliquait à l'AFP en octobre 2021 Gwénaële Calvès, professeure de droit public à l'université de Cergy-Pontoise, le principe de la primauté de la Constitution en tant qu'"acte du peuple souverain" entraîne des "réticences énormes à admettre un principe de primauté aussi absolu que celui formulé en 1964 [...] et qui n'a jamais été approuvé par les peuples."

Comme le rappelle Me David Lévy, l'article 88-1 et les suivants de la Constitution, relatifs à l'Union européenne, engagent cependant la France, "en tant qu'Etat membre, à respecter le droit européen et à accepter de transposer en droit interne les directives de l'Union européenne." Pour l'avocat, "Marine Le Pen voudrait intégrer la possibilité de refuser, en droit interne, des règles adoptées par l'Union européenne quand elles sont contraires aux intérêts de la France", ce qui, "en l'état du droit, est totalement impossible".

Une jurisprudence hésitante en France

Fin septembre, au moment de présenter son projet de loi de référendum sur l'immigration, Marine Le Pen soulignait que ce rappel prévu, dans la Constitution, de sa "suprématie" sur "toutes les autres normes même internationales" s'inspirait du "bouclier constitutionnel" allemand. Outre-Rhin, la primauté du droit européen connaît en effet "deux limites", résumées dans une analyse de Dieter Grimm, ancien juge de la Cour constitutionnelle fédérale : l'une relative aux compétences communautaires et l'autre aux droits fondamentaux.

Les tribunaux français ont longtemps rechigné à formaliser publiquement le fait qu'une norme européenne puisse primer sur la Constitution, même si de premières clarifications en France ont eu lieu au milieu des années 2000.

Dans une décision de juin 2004, le Conseil constitutionnel a d'abord posé qu'il refusait de contrôler la conformité à la Constitution d'une loi transposant une directive européenne car cela reviendrait en substance à contrôler la directive elle-même. Avant, dans une décision très commentée rendue en juillet 2006, de poser un garde-fou en jugeant qu'une loi transposant une norme européenne ne pouvait contrevenir à "l'identité constitutionnelle" de la France, rétablissant une forme de primauté - très restreinte - de la Loi fondamentale.

Selon Me David Lévy, pour appliquer concrètement les mesures de son programme contraires au droit européen actuel, Marine Le Pen n'aurait donc qu'une solution : faire sortir la France de l'Union européenne. Une piste longtemps défendue par la candidate du Rassemblement national, avant qu'elle ne décide finalement de prôner, depuis quelques années, une réforme en profondeur des institutions communautaires, censée permettre de « rester dans l’Union européenne en remettant l’Union européenne à sa place. »

Marine Le Pen n'est pas la seule candidate à la présidentielle à prôner une révision de la Constitution en cas d'élection : Eric Zemmour entend réviser son article 55 pour faire primer la loi interne sur un traité international, quand Valérie Pécresse souhaite y inscrire le "droit à la sécurité de tous".

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