Attention : on ne peut pas tirer de lien de causalité entre faible taux de vaccination et "moins" de Covid-19 en Afrique
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- Publié le 07 décembre 2021 à 18:28
- Mis à jour le 08 décembre 2021 à 17:00
- Lecture : 11 min
- Par : Marin LEFEVRE
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"Quasiment personne n'est vacciné et quasiment personne n'est malade. PAS DE PANDEMIE", assène ce tweet viral en anglais le 2 novembre. Ce parallèle a été repris par plusieurs publications sur les réseaux sociaux et a même été relayé par des responsables politiques et médecins occidentaux comme Christian Perronne, ancien chef du service des maladies infectieuses et tropicales à l'hôpital de Garches (France) ou encore François Asselineau, candidat à l'élection présidentielle en France.
Au 6 décembre, l'Afrique comptabilisait près de 8,4 millions de cas de Covid-19 détectés, selon les derniers chiffres de l'Africa Center for Diseases Control and Prevention (CDC), l'agence de santé de l'Union Africaine (UA). Près de 223.500 personnes ont été comptabilisées comme mortes du Covid-19 sur le continent depuis le début de l'épidémie. A cette même date, seulement 7% de la population africaine était vaccinée.
A l'échelle du continent, ces chiffres masquent de grandes disparités d'un pays à l'autre: plus de 60% de la population marocaine présentait ainsi un schéma vaccinal complet début décembre, contre moins de 0,6% des Tanzaniens, selon le décompte de l'Africa CDC.
Malgré ces différences, ces chiffres africains sont mis en parallèle par de nombreux internautes avec ceux d'autres continents, notamment l'Europe, pour minimiser la présence de la pandémie de Covid-19 en Afrique voire pour affirmer que la moindre gravité apparente de l'épidémie aurait un lien de causalité avec le faible taux de vaccination du continent.
Or une corrélation entre deux données (ici, le nombre de vaccinés et la prévalence connue du Covid-19 en Afrique) n'est pas la même chose qu'une causalité : on ne peut pas déduire de deux événements concomitants que l'un est causé par l'autre ("la plus faible prévalence du Covid-19 en Afrique serait due à une plus faible vaccination"). Ce magazine scientifique québécois consacre cet article grand public à la différence fondamentale entre corrélation et causalité.
Selon plusieurs experts consultés par l'AFP, on ne peut tirer aucune conclusion de la sorte sur la base des chiffres précités.
Pas de lien de causalité entre taux de vaccination et nombre de cas
L'accès aux vaccins est très inégal dans le monde, comme l'a plusieurs fois déploré l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Au 3 décembre, 9 doses ont été administrées pour 100 habitants dans les pays à "faible revenu" (au sens de la Banque mondiale). A titre de comparaison, la moyenne mondiale s'élève à 104 pour 100 habitants et celle des pays à "revenu élevé" à 149.
L'Afrique est de loin le continent le moins vacciné, avec 18 doses administrées pour 100 habitants.
Comment l'expliquer ? "Les raisons sont multiples et varient en fonction des pays", détaille à l'AFP le 2 décembre Benjamin Kagina, épidémiologiste et chercheur au sein du projet académique Vaccines for Africa de l'université sud-africaine de Cape Town.
Dans certains pays, c'est la conséquence d'une décision politique: "En Tanzanie par exemple, le gouvernement a été très réticent à admettre l'existence de l'épidémie", note l'épidémiologiste.
"Vous avez d'autres pays comme la République démocratique du Congo par exemple qui est secouée par des conflits (...), ce qui entrave la capacité des autorités à se concentrer sur le déploiement de la campagne vaccinale", cite-t-il encore.
Tous les experts consultés par l'AFP soulignent en tout cas que les obstacles principaux auxquels font face de nombreux pays africains aujourd'hui sont l'accès à une quantité suffisante de doses et leur distribution à la population.
Des difficultés renforcées par les fausses informations qui circulent notamment sur les réseaux sociaux et découragent certains à se faire vacciner, au Cameroun par exemple.
Quoi qu'il en soit, induire une causalité entre ce plus faible nombre de vaccinés avec le nombre de cas détectés est une hypothèse qui ne relève d'"aucune logique", comme l'explique Yap Boum II, épidémiologiste et représentant pour l'Afrique d'Epicentre, association liée à Médecins Sans Frontières (MSF).
La vaccination répond même à la logique précisément inverse puisqu'elle protège les vaccinés en aidant le système immunitaire à combattre le virus.
"La vaccination permet à des personnes de produire des anticorps qui leur permettent de pouvoir résister au virus lorsqu'il est présent", rappelle l'épidémiologiste. Dans aucun scénario donc, "l'absence de vaccination [ne peut être] responsable" d'une moindre prévalence du Covid-19 sur le continent africain.
Par exemple, en Afrique du Sud, où les données sont les plus détaillées, "si vous comparez le nombre de personnes qui sont hospitalisées ou qui meurent du Covid-19 en fonction de leur statut vaccinal, les chiffres sont sans équivoque: la majorité des patients hospitalisés ne sont pas vaccinés", rappelle à l'AFP Benjamin Kagina, de l'université de Cape Town.
"Comme dans les pays à hauts revenus, il apparaît que le risque est bien moins élevé [face au Covid-19] quand vous êtes vacciné que quand vous ne l'êtes pas."
La pandémie fait "toujours rage" en Afrique
De plus, malgré ce qu'affirment certains internautes, l'OMS précisait, dans un communiqué publié en septembre, que l'épidémie était toujours d'actualité sur ce continent. Même si elle semblait alors connaître une relative accalmie, elle n'est en rien terminée.
"La pandémie fait toujours rage en Afrique et nous ne devons pas baisser la garde. Chaque heure, 26 Africains meurent du nouveau coronavirus", expliquait dans ce texte la Directrice régionale de l'OMS pour l'Afrique, la docteure Matshidiso Moeti.
"Bien que la troisième vague en Afrique ait atteint son pic en juillet, la diminution des nouveaux cas se fait à un rythme glacial, bien plus lent que lors des vagues précédentes", notait ce même communiqué.
"De nombreux pays ont dépassé la troisième vague, et présentement, le nombre de cas détecté est relativement faible", détaille à l'AFP le 30 novembre Jane Achan, chercheuse senior au Malaria Consortium. Mais elle alerte sur la présence du variant Omicron, détecté pour la première fois en Afrique du Sud fin novembre. "Certaines des vagues [de l'épidémie] que nous voyons sont déclenchées par les nouveaux variants, c'est par exemple ce qu'on a vu avec le variant Delta", met en garde l'épidémiologiste.
"On attend une quatrième vague dans certains pays, une cinquième dans d'autres", cette dernière ayant pu d'ores et déjà commencer, abonde Yap Boum II, d'Epicentre. "On va vers les fêtes de fin d'année, on a la diaspora qui va venir pour les fêtes - et en plus le Cameroun, où je suis actuellement, va accueillir la Coupe d'Afrique des Nations en janvier," note cet expert, qui dresse ainsi le portrait une période "critique" pour le continent.
Sous-détection des infections
De plus, le nombre d'infections détectées au Covid-19 sur le continent est à prendre avec des pincettes: selon un communiqué de l'OMS mi-octobre, seules 14,2% des infections (soit une infection par le Covid sur sept) "sont détectées en Afrique". L'ampleur de l'épidémie sur le continent passerait ainsi en partie sous les radars.
"Jusqu’à présent, la détection de la COVID-19 en Afrique a porté essentiellement sur les personnes qui se présentent dans les établissements de santé avec des symptômes, en plus des tests de dépistage réalisés sur les voyageurs internationaux qui arrivent aux points d’entrée ou qui en partent", détaillait l'OMS dans ce document, "ce qui entraîne une sous-notification à grande échelle compte tenu du pourcentage élevé de cas asymptomatiques sur le continent".
"Nous savons qu'en Afrique, la collecte de données n'est pas aussi avancée que dans les pays à hauts revenus", confirme Benjamin Kagina, de l'université de Cape Town. "Les systèmes de surveillance [épidémiologique] ne sont pas aussi établis, donc bien sûr, on ne peut rendre compte que des données que l'on arrive à détecter", ajoute-t-il.
Dans cette situation, affirmer que le faible nombre de cas détectés est synonyme d'une moindre importance, voire d'une absence de l'épidémie en Afrique est "faux", assure l'épidémiologiste.
Il est en effet "très important de faire la différence entre le nombre de cas, le nombre de de cas graves et le nombre de décès", reprend Yap Boum II, d'Epicentre.
"Les enquêtes de séroprévalence [évaluation du nombre de personnes présentant des anticorps spécifiques en raison d'une précédente exposition à au virus, NDLR] que nous avons menées dans plusieurs pays (Cameroun, Côte d'Ivoire, République démocratique du Congo) nous montrent qu'il y a eu un nombre important de personnes atteintes", explique-t-il. Au Cameroun notamment, une enquête à la fin de la deuxième vague fin juillet a montré que 10% de la population du pays avait été atteinte, soit 2,5 millions de personnes, cite l'épidémiologiste - "mais ce n'est pas le même nombre qui a été détecté par les systèmes de santé".
Sa conclusion rejoint celle de l'OMS: "un nombre important de personnes (...) ont été exposées au virus mais (...) n'ont pas été détectées notamment parce qu'elles étaient probablement asymptomatiques".
Il est donc hasardeux de comparer les chiffres du Covid-19 en Afrique avec ceux recensés en Europe par exemple, puisque le continent africain teste beaucoup moins que cette dernière.
Hypothèses multifactorielles
Même si, comme nous venons de le voir, tirer une relation de cause à effet entre faible vaccination et épidémie apparemment moins virulente que sur d'autres continents est scientifiquement absurde, les scientifiques tentent néanmoins de déterminer pourquoi la pandémie semble toucher l'Afrique moins durement que les autres continents.
Il est important de rappeler qu'à ce jour, comme le souligne Benjamin Kagina, de l'université de Cape Town, "tout reste une hypothèse" et qu'aucune conclusion scientifique ne se dessine clairement pour l'instant.
Parmi les facteurs qui pourraient jouer un rôle: une population plus jeune, un contact plus prononcé avec d'autres types de virus qui entraînerait une immunité plus robuste ou encore l'action de certains gouvernements africains au début de l'épidémie.
L'âge moyen de la population
"Plus vous êtes âgé, plus il est probable que si vous êtes infecté, vous finissiez à l'hôpital", rappelle Benjamin Kagina.
"La population africaine est jeune [l'âge médian y est de 19 ans, ndlr], par rapport à celle des Amériques ou de l'Europe (...), ce qui pourrait être un facteur d'atténuation des risques", comme le relèvent cette vidéo du quotidien suisse Le Temps ou ce reportage de France Culture. C'est aussi ce que rappellent quatre scientifiques dans cet article de The Conversation.
Contact permanent avec d'autres virus
"On a également mis en avant la possibilité d'une immunité qui pourrait être beaucoup plus robuste, en raison des différents parasites auxquels les populations sont en permanence confrontées", relève Yap Boum II, d'Epicentre.
Jane Achan, épidémiologiste du Malaria Consortium, a notamment publié fin octobre une étude dans la revue scientifique The Lancet qui explore l'interaction des virus du paludisme et du Covid-19 chez 600 patients en Ouganda.
"Nos conclusions montrent que les patients très exposés précédemment au paludisme présentaient moins fréquemment des cas graves de Covid-19", détaille l'experte. Attention: ses recherches ne montrent cependant pas qu'avoir eu le paludisme permette d'éviter d'être contaminé par le virus Sars-Cov-2, insiste-t-elle.
Depuis plusieurs décennies, les malades du paludisme sont traités, à l'exception des souches du virus qui y sont résistantes, à la chloroquine. Ce médicament a connu à partir de fin février 2020 une notoriété inédite depuis que le professeur français Didier Raoult a relayé plusieurs études, de portée limitée et à la méthodologie très contestée, affirmant que cette molécule montrait des signes d'efficacité chez des malades du Covid-19.
Dans la foulée, de nombreux internautes et personnalités ont affirmé que la fréquence de l'utilisation de ce médicament en Afrique expliquait la plus faible gravité de l'épidémie sur le continent. Or "il n'y a pas de lien scientifiquement prouvé entre la chloroquine, le paludisme et la Covid", déclare Yap Boum II, d'Epicentre. "Ce n'est pas parce qu'on utilise ce médicament qu'il y a moins de Covid en Afrique."
Des études randomisées (méthode considérée comme la plus fiable pour tester un traitement avec un groupe recevant le traitement et un groupe témoin recevant un placebo) – la britannique Recovery, la française Hycovid, ou Solidarity menée par l’OMS – ont conclu que l'hydroxychloroquine n'était pas efficace contre le Covid-19.
Action des gouvernements
Autre facteur possible : l'action de certains gouvernements africains dès le début de l'épidémie. "Il y avait cette peur chez les populations, qui se disaient 'quand le virus va arriver chez nous, il va tous nous tuer'", se remémore Yap Boum II.
"Donc on fait tout ce qu'on peut pour bien se préparer: [par exemple, au Cameroun,] mesures barrières, fermeture des aéroports, dépistages systématiques pour tous les voyageurs arrivés"
Autre exemple: le Lesotho, qui a mis en place des mesures sanitaires avant même qu'un cas ne soit officiellement détecté sur son territoire, comme le note cet article de la BBC.
Le média britannique souligne également, citant une étude du Partenariat pour une réponse factuelle au Covid-19 (PERC) réalisée fin 2020, que d'autres variables plus difficilement mesurables, comme le soutien de la population et le respect des restrictions, ont pu jouer dans la balance.
Le continent est aussi moins connecté au reste du monde que l'Europe ou les Amériques, comme le rappelle ce reportage du média suisse Le Temps, ce qui a pu ralentir la progression initiale de l'épidémie.
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