Non, l'euro numérique ne va pas permettre à la Banque centrale européenne de contrôler les achats des usagers

Depuis 2021, la Banque centrale européenne (BCE) travaille à la création d'un "euro numérique", un moyen de paiement digital centralisé et garanti par l'Union européenne. L'initiative est régulièrement l'objet de fausses nouvelles sur les réseaux sociaux, qui évoquent des mesures liberticides censées accompagner la mise en place du moyen de paiement. Des internautes ont ainsi récemment partagé un extrait d'interview de la présidente de la BCE, Christine Lagarde, affirmant qu'il prouve la volonté de mettre en place des contrôles renforcés sur les achats des consommateurs. Mais il n'en est rien : l'extrait, tiré d'un canular, ne contient aucun déclaration définitive concernant l'euro numérique, toujours à l'état de projet. Par ailleurs, des propos prêtés à Christine Lagarde ont été tronqués.

"Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne, annonce... Il sera ILLÉGAL de payer plus de 1000 € de votre PROPRE ARGENT, en espèces. Et l'euro numérique sera assorti de contrôles, même pour les dépenses inférieures à 300 € ", s'indigne une internaute sur X dans un post publié le 22 juillet 2025, partagé plus de 3.000 fois depuis.

Cette légende accompagne un extrait de vidéo sur lequel on voit la directrice de la BCE, Christine Lagarde, s'adresser à un interlocuteur par visioconférence en évoquant de possibles mesures de contrôles liées à l'instauration de l'euro numérique. 

Image
Capture d'écran réalisée sur X, le 11/08/2025. Croix rouge ajoutée par l'AFP.

Partagé à de nombreuses reprises depuis sa première mise en ligne en 2023, le clip vidéo a été plus récemment diffusé par des utilisateurs sur X (1, 2),  Facebook ou TikTok, avec des allégations erronées semblables : l'euro numérique rendrait "illégal" tout paiement de plus de 1.000 euros en espèces, et toute dépense en-dessous de 300 euros serait "contrôlée", voire nécessiterait la validation de la BCE. 

Mais en réalité il n'en est rien : d'une part, les paiements en espèces au-dessus d'un certain montant sont déjà limités en France depuis des années.

D'autre part, l'euro numérique n'a pas vocation à être une monnaie "programmable" selon le projet législatif déposé au Parlement européen : en clair, il serait impossible pour l'organisme de contrôler l'allocation des fonds payés en euros numériques

Enfin, l'euro numérique est actuellement toujours à l'état de projet : la décision de créer cette forme électronique de monnaie émise par la BCE n'a pas encore été traduite en droit, et son lancement potentiel, qui n'est pas acquis, reste improbable avant 2027 ou 2028, selon des responsables interrogés par l'AFP.

Un canular pro-Kremlin

Une recherche d'images inversée permet de retrouver la trace de la vidéo originale non-tronquée, d'une durée de 20 minutes.

Celle-ci n'est pas récente, et ne constitue pas une "annonce", comme des internautes ont pu l'écrire : intitulée "Vidéo complète du canular avec la présidente de la Banque centrale européenne, Christine Lagarde" ("Full video prank with European Central Bank President Christine Lagarde"), on en retrouve une première trace publiée sur le site russe de partage de vidéos Rutube dès le 16 mars 2023 (lien archivé ici).

Car il s'agit bien d'un canular : deux russes se présentant comme humoristes, Vladimir Kouznetsov et Alexeï Stolaryov, alias "Vovan" et "Lexus", sont en réalité derrière cette interview.

Spécialistes du genre, les deux hommes ont piégé de nombreuses personnalités, parmi lesquelles l'ex-premier ministre britannique Boris Johnson, le président turc Recep Tayyip Erdogan et même le président français Emmanuel Macron, en 2019 (lien archivé ici).

Image
Captures d'écran réalisées sur Rutube, le 11/08/2025.

Depuis plus d'une décennie, les deux hommes se sont fait une spécialité de berner des personnalités afin de leur faire tenir des propos sensibles, sur des sujets perçus comme potentiellement confidentiels.

Les clips sont en suite régulièrement diffusés à la télévision russe, comme celui-ci sorti le 15 mars 2023 sur la première chaîne de télévision du pays, " Pervy kanal".

Image
Captures d'écran réalisées sur Rutube, le 12/08/2025.

Dans la vidéo concernée, l'un des deux humoristes, qui se fait passer pour le président ukrainien Volodymyr Zelensky, interroge la présidente de la BCE sur un certain nombre de sujets, parmi lesquels la mise en place de l'euro numérique.

La monnaie numérique serait la cible selon lui de "nombreuses manifestations en Europe", ce qui n'est pourtant pas le cas en 2023. "Le problème c'est qu'ils (les entités auxquels il fait référence ne sont pas définies, NDLR) ne veulent pas être contrôlés", avance le faux Zelensky en anglais.

C'est à ce moment là que Christine Lagarde rappelle que des contrôles concernant les transactions en espèces sont déjà en vigueur : " Nous avons en Europe un seuil de 1.000 euros au-delà duquel vous ne pouvez pas payer en espèces. Si vous le faites, vous êtes sur le marché gris (le marché parallèle de vente de biens qui échappe aux contrôles du fabricant et de l'Etat, NDLR), donc vous prenez un risque et si vous êtes pris, vous recevez une amende ou vous allez en prison", répond-elle à son interlocuteur.

Des limites au paiement en espèces en vigueur depuis 2015 

En réalité, le seuil de 1.000 euros maximum payable en espèces sans justificatif date de 2015 en France, et n'a aucun rapport avec l'euro numérique.

Cette limite a été fixée par le décret du 24 juin 2015, qui abaisse le maximum à 1.000 euros contre 3.000 euros auparavant pour le paiement d'un particulier à un professionnel (lien archivé ici).

Tout paiement au-delà de ce montant nécessite la présentation d'un document d'identité, selon le site Service public, sur lequel sont récapitulés les conditions et réglementations concernant les paiements en espèces.

Le paiement en espèces entre particuliers, lui, n'est pas soumis à ce seuil mais une attestation écrite est requise au-delà de 1.500 euros pour prouver la matérialité du versement. 

Image
Capture d'écran réalisée sur le site Service public, le 11/08/2025.

Contrairement à ce qu'avancent les publications virales sur les réseaux, il est donc déjà interdit de verser plus de 1.000 euros à un commerçant en espèces sans présentation de carte d'identité. Les transactions entre particuliers, elles, ne sont pas concernées par ce seuil.

A noter toutefois que le seuil dont parle Christine Lagarde dans la vidéo est applicable en France, et non en Europe. Comme le précise la présidente, les seuils sont différents selon les pays. L'Autriche, les Pays-Bas ou la Finlande ne prévoient ainsi aucun seuil maximal de paiement en espèces dans la loi, tandis que l'Italie, la Grèce et l'Espagne prévoient les seuils les plus limités.

Le Centre européen des consommateurs répertorie les différentes modalités de paiement en espèces par pays de l'Union européenne (lien archivé ici). 

Aucun contrôle des dépenses prévu par la BCE

Les publications qui relaient la fausse information insistent également sur les montants de "300 ou 400 euros", en-dessous desquels des "contrôles" pourraient être réalisés par la BCE sur les comptes des consommateurs : ainsi de cet internaute qui titre "Piégée par Vovan et Lexus, Lagarde veut limiter le cash à 300 ou 400 euros, sinon vous irez en prison" un extrait de la vidéo partagé sur Facebook, totalisant 2.700 vues. 

Si Christine Lagarde parle bien de "contrôles" dans le cadre de l'euro numérique et mentionne les montants de 300 ou 400 euros, c'est pour dire que la BCE envisage "un mécanisme (...) où il y aura zéro contrôle" et non un seuil auquel les sommes égales ou inférieures seraient surveillés.

Elle nuance ensuite, citant l'exemple des "cartes prépayées" anonymes avec lesquelles les attaques terroristes de 2015 en France avaient été financées comme motivation pour renforcer des contrôles.

Image
Capture d'écran réalisée sur Facebook, le 11/08/2025.

De même, l'assertion, souvent copiée d'un post à l'autre, selon laquelle l'euro numérique donnerait le contrôle à la BCE sur les dépenses des consommateurs, formulée par exemple dans cette publication : "Et l'euro numérique sera assorti de contrôles, même pour les dépenses inférieures à 300 €. Si cela ne leur convient pas, vous ne pourrez pas l'acheter".

Mais cette idée ne repose sur aucun fondement. La BCE ne définit pas quels achats sont permis ou interdits : aucun mécanisme n'est prévu dans le projet européen pour que la BCE valide ou refuse une transaction selon son objet ou selon le comportement du citoyen.

L'euro numérique n'a pas vocation à être "programmable", selon la Banque centrale européenne (lien archivé ici), c'est-à-dire être à restreint à un certain type d'usage ou de bien. Selon le projet législatif déposé au Parlement européen, un euro numérique équivaudrait exactement un euro et pourrait être utilisé de la même manière (lien archivé ici).

L'euro numérique devrait également intégrer une fonction "hors-ligne", censé garantir l'usage de la monnaie digitale comme d'une monnaie physique, rapportait la BCE dans son premier rapport d'étape, notamment consacré à la confidentialité du moyen de paiement (lien archivé ici). "Pour les paiements hors ligne, les informations personnelles relatives à la transaction ne seraient connues que du payeur et du bénéficiaire et ne seraient pas partagées avec les prestataires de services de paiement, l’Eurosystème ou tout autre prestataire de services de support", peut-on y lire.

Enfin, aucun extrait de la vidéo partagé ni aucun des propos tenus par Christophe Lagarde au cours de ses 20 minutes ne mentionne la possibilité pour la BCE de valider ou non les achats effectués via l'euro numérique.

Un euro numérique toujours au stade de projet

Plus largement, les propos de Christine Lagarde dans la vidéo sont à replacer dans le cadre d'un projet en cours d'élaboration : le développement de cette monnaie numérique est en phase préparatoire, et les conditions réelles de sa mise en oeuvre ne sont pas fixées. La décision de créer cet euro numérique n'a pas encore été prise.

Conformément au calendrier officiel du déploiement de l'euro numérique disponible sur le site de l'institution, cette première phase de réflexion doit se terminer après deux ans en octobre 2025, date à laquelle le Conseil des gouverneurs de la BCE doit se réunir pour prendre une décision concernant les étapes à venir (liens archivés ici et ici). S'il parvient au bout du circuit législatif européen, l'euro numérique "pourrait être déployé à partir de 2027 ou 2028", selon des responsables politiques interrogés par l'AFP (lien archivé ici).

Image
(AFP / KIRILL KUDRYAVTSEV)

En mars, une conférence de la présidente de la BCE durant laquelle elle annonçait la fin de la première étape de la phase de préparation en octobre 2025, avait entraîné une vague d'infox liées à l'euro numérique mobilisant les mêmes arguments (lien archivé ici) : contrôles liberticides, blocage des achats, contrôles automatisés ou disparition des espèces... l'AFP y avait consacré un article, à retrouver ici

L'AFP a consacré d'autres articles de vérifications à des fausses rumeurs sur le sujet, à retrouver ici ou ici.

Vous souhaitez que l'AFP vérifie une information?

Nous contacter