Non, l'UE n'a pas le pouvoir d'annuler des élections dans ses États membres

Le Parlement européen a créé en décembre 2024 une commission spéciale sur le futur "bouclier démocratique européen", un projet de la Commission européenne pour faire face aux ingérences dans les processus électoraux des États membres. Dans ce contexte, des milliers d'internautes ont relayé l'affirmation selon laquelle l'Union européenne pourrait désormais annuler des élections nationales en cas de résultats ne lui convenant pas. Mais ces allégations sont fausses, comme l'ont expliqué des experts à l'AFP.

"C'est aujourd'hui que l'UE annonce sa Commission qui crée le 'Bouclier Démocratique Européen' (BDE)", affirme le fondateur du mouvement des Patriotes, Florian Philippot, dans une publication sur X, diffusée le 3 février 2025 et partagée plus de 5.000 fois, évoquant un "organe supranational qui permettra, comme en Roumanie, d'annuler les élections en cours de route si le résultat déplaît à l'UE".

"Détruisons l'UE pour notre démocratie réelle, notre souveraineté et nos libertés, vite ! #Frexit", ajoute celui qui a déjà relayé à plusieurs reprises des allégations trompeuses, visant souvent l'Union européenne (UE).

Des messages comparables au sien circulent sur Facebook (1, 2, 3), X et Instagram, et dans plusieurs langues comme l'anglais, l'espagnol, le catalan et le roumain.

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Captures d'écran prises sur X (à gauche) et sur Facebook (à droite) le 28/02/2024. Croix rouges ajoutées par l'AFP.

Mais ces affirmations sont infondées: ni la commission spéciale créée par le Parlement européen, ni aucune autre instance de l'UE n'est en mesure d'annuler des élections nationales.

"Bouclier démocratique"

Lors de sa campagne pour la présidence de la Commission européenne le 18 juillet 2024, Ursula von der Leyen avait lancé l'idée de créer un bouclier démocratique européen: "Si vous m'accordez aujourd'hui votre confiance, la Commission proposera un Bouclier Européen de la Démocratie. L'Union a besoin de sa propre structure dédiée à la lutte contre les manipulations de l'information et les ingérences étrangères" (lien archivé ici).

Sans attendre la concrétisation de ce projet, le Parlement européen a voté le 18 décembre 2024 la création d'une nouvelle commission spéciale en son sein sur ce futur bouclier, avec pour objectif de prévenir "l'ingérence étrangère dans l'ensemble des processus démocratiques de l'Union européenne, y compris la désinformation" (liens archivés ici et ici).

Composée de 33 députés européens, cette commission a élu l'ancienne ministre des Affaires européennes Nathalie Loiseau à sa présidence le 3 février 2025.

"Le comité évaluera la législation et les mesures de l'UE existantes et prévues au vu de de potentielles interférences malveillantes dans les processus démocratiques, y compris en vue du futur Bouclier Européen de la Démocratie inclus dans les orientations politiques 2024-2029 de la Commission", peut-on lire sur le site du Parlement européen, en anglais (liens archivés ici, ici et ici).

L'objectif principal du futur "bouclier" est de renforcer la capacité de l'UE à détecter, analyser et contrer les attaques, tant internes qu'externes, contre la démocratie, a expliqué une porte-parole de la Commission européenne à l'AFP le 11 février 2025. "Cela va renforcer le fait que les élections se déroulent avec intégrité et de manière équitable", a-t-elle ajouté.

L'UE ne peut pas annuler des élections

"L'UE n'a, en aucun cas, le pouvoir ni l'intention d'invalider les élections des États membres. Affirmer le contraire est inexact, trompeur et participe à une campagne de désinformation", a affirmé Nathalie Loiseau à l'AFP le 11 février 2025.

Contacté par l'AFP 17 février, le professeur de droit international public et chercheur à l'Université internationale de La Rioja, Armando Alvares García Júnior, a confirmé que la nouvelle commission spéciale ne pourra pas "intervenir dans les résultats électoraux des États membres". "Elle a pour objectif de lutter contre la désinformation et de protéger l'intégrité des processus démocratiques face aux menaces extérieures, telles que les cyberattaques et la manipulation de l'information", a-t-il souligné.

Selon l'enseignant à l'université de Barcelone, Xavier Pons Ràfols, l'affirmation virale est "une fausseté absolue, une absurdité et une manipulation évidente". "Ni cette commission (...), ni le Parlement européen ni aucune autre institution de l'Union européenne (...) n'a le pouvoir d'annuler un processus électoral d'un État membre", précise-t-il à l'AFP le 17 février.

La Convention européenne des droits de l'Homme et le Code de bonne conduite en matière électorale de la Commission de Venise engagent les pays de l'UE à garantir l'impartialité des processus électoraux (liens archivés ici et ici).

"Lorsque un État viole ces principes, l'UE peut le sanctionner par la suspension des droits de vote au Conseil, la réduction des fonds européens ou l'ouverture de procédures d'infraction", a déclaré Armando Alvares García Júnior, ajoutant que, "de cette manière, l'UE veille à l'intégrité démocratique sans intervenir directement dans les processus électoraux nationaux".

Selon Xavier Pons Ràfols, l'UE "respecte profondément les systèmes politiques démocratiques de ses États membres (art. 4.2 du TUE). En aucun cas, elle ne peut annuler des élections, changer des gouvernements ou des systèmes politiques, ni aucune autre absurdité de ce type qui pourrait circuler sur les réseaux [sociaux, NDLR]" (lien archivé ici).

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Capture d'écran de l'article 4.2 du Traité sur l'Union européenne et du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, prise le 03/03/2025. Texte surligné en violet par l'AFP.

En réponse aux rumeurs trompeuses diffusées sur les réseaux sociaux, la Commission européenne a indiqué sur son compte X le 6 février dernier, en espagnol : "Non, la Commission européenne n'interfère pas dans les élections nationales. Elles sont régies par des règles et des procédures dont chaque État membre est responsable. Oui, des élections libres et équitables sont la pierre angulaire de nos démocraties. Et nous voulons qu'elles restent ainsi".

En cas d'irrégularités dans un processus de vote, ce sont les tribunaux et les commissions électorales de chaque État qui ont le pouvoir d'annuler les élections, souligne Xavier Pons Ràfols.

En Roumanie, une décision de la Cour constitutionnelle et non de l'UE

Jusqu'alors peu connu, le candidat d'extrême droite Calin Georgescu avait créé la surprise au premier tour de l'élection présidentielle roumaine du 24 novembre 2024. Mais soupçonné d'avoir bénéficié d'une campagne de soutien illicite sur la plateforme TikTok, le candidat a vu le scrutin être annulé (lien archivé ici).

Bien que les publications virales assurent que l'UE a invalidé les élections en Roumanie, c'est la Cour constitutionnelle de Roumanie qui avait annulé ce scrutin en décembre 2024, sur fond de soupçons d'ingérence russe (lien archivé ici).

"La Cour constitutionnelle [de Roumanie, NDLR] a annulé le premier tour des élections présidentielles pour des indices fondés d'ingérence étrangère dans le processus électoral", résume aussi Xavier Pons Ràfols.

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Le candidat d'extrême droite à la présidentielle Catalin Georgescu arrive à une manifestation contre l'annulation des élections présidentielles devant un bureau de vote à Mogosoaia, près de Bucarest, le 08/12/2024. (AFP / Daniel MIHAILESCU)

Matthias Kettemann, professeur et directeur du Département de théorie légale et de l'avenir de la loi à l'université d'Innsbruck, ajoute : "En raison de la campagne de désinformation identifiée par le Tribunal constitutionnel de Roumanie, notamment l'utilisation de faux comptes pour coordonner une campagne et les publicités politiques sur TikTok qui n'étaient pas clairement étiquetées, il est probable que le DSA [la législation européenne sur les services numériques, NDLR] ait été violé" (lien archivé ici).

En janvier 2025, la Cour européenne des droits de l'Homme a rejeté la requête de Calin Georgescu contre l'annulation de ces élections (lien archivé ici).

La bataille contre la désinformation : un défi pour les institutions européennes

Ce n'est pas la première fois que le rôle de l'UE dans des élections nationales est mis en cause.

Des déclarations de l'ancien commissaire européen Thierry Breton, faites le 9 janvier dernier lors d'une interview sur la radio RMC, avaient ainsi fait l'objet de nombreux commentaires et interprétations. 

Avant des élections en Allemagne, il évoquait le risque que pourrait représenter pour l'Europe Elon Musk, le milliardaire propriétaire de X et proche du président américain, s'il tentait d'influencer les campagnes électorales et les débats politiques au sein des pays européens (liens archivés ici et ici).

Dans cette interview, Thierry Breton a défendu la législation européenne sur les services numériques (DSA), appelant à garder son "sang-froid" face aux potentielles interférences : "Attendons ce qui va se passer (...) et faisons appliquer nos lois en Europe lorsque celles-ci risquent d'être circonvenues et qu'elles peuvent, si on ne les applique pas, conduire effectivement  à des interférences : on l'a fait en Roumanie, il faudra évidemment le faire, si nécessaire, en Allemagne" (lien archivé  ici).

Si l'ancien commissaire européen faisait allusion aux accusations d'irrégularités dans les élections en Roumanie et aux prises de position d'Elon Musk pendant la campagne électorale en Allemagne, certains messages viraux ont déformé ses propos (comme ici et ), prétendant qu'il venait "d'avouer que l'UE avait fait annuler les élections en Roumanie et qu’elle se permettra de le faire aussi en Allemagne si l’AFD [extrême droite allemande, NDLR] gagnait"

Le lendemain de l'interview de l'ancien commissaire européen, Elon Musk a repris cette séquence virale dans une publication X, qualifiant Thierry Breton de "tyran de l'Europe".

L'ancien commissaire a aussitôt réagi à la publication de Elon Musk, précisant que l'Union européenne "n'a aucun mécanisme pour annuler une élection quelconque n'importe où dans l'UE". Il a ajouté que les propos rapportés dans la vidéo concernaient uniquement l'application de la DSA et les obligations des plateformes en matière de modération de contenu.

Contacté par l'AFP le 24 janvier, Thierry Breton a qualifié le message viral de "fausse information" et a assuré que "l'UE n'a absolument aucun mécanisme de ce type".

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