Non, la démolition de retenues sur les rivières espagnoles n'a pas provoqué les inondations à Valence
- Publié le 20 novembre 2024 à 13:08
- Mis à jour le 29 novembre 2024 à 16:05
- Lecture : 14 min
- Par : Anna HOLLINGSWORTH, Lucia Diaz, AFP Finlande, AFP Espagne
- Traduction et adaptation : Gaëlle GEOFFROY , AFP France
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Les inondations qui ont frappé le sud-est de l'Espagne, en particulier la région de Valence, le 29 octobre 2024 sont la pire catastrophe naturelle de l'histoire récente de l'Espagne selon l'exécutif espagnol. Elles ont fait près de 230 morts et plusieurs dizaines de disparus selon le bilan disponible à la date de parution de cet article (archive).
Les sinistrés ont accusé les autorités d'avoir tardé à les alerter, puis à envoyer secours et aide matérielle après ces intempéries hors normes (archive).
Face à l'ampleur du sinistre, le gouvernement a dévoilé le 5 novembre un plan d'aide de 10,6 milliards d'euros pour les dizaines de milliers d'habitants et entreprises touchés, puis le 11 novembre 3,8 milliards supplémentaires, tandis que le Premier ministre Pedro Sanchez promettait que "le débat politique" sur les responsabilités viendrait plus tard (archive).
Le 15 novembre, le président de la région de Valence a admis des "erreurs", tout en excluant de démissionner et en critiquant le gouvernement central et les organismes qui en dépendent (archive).
Plusieurs facteurs expliquent le nombre de victimes : énormes quantités de précipitations, présence de sols très secs et très artificialisés, constructions en zones inondables, manque de réactivité des autorités (archive)... Dans certaines localités, il a plu davantage en seulement quelques heures qu'en une année (archive).
C'est aussi la marque du réchauffement climatique. Selon une analyse préliminaire réalisée par l'initiative World Weather Attribution, les très fortes précipitations sur 24 heures comme celles enregistrées lors de cet épisode sont environ 12% plus intenses et près de deux fois plus fréquentes dans le climat actuel, lui-même 1,3 degré Celsius plus chaud que lors de la période pré-industrielle (archive).
Mais des usagers des réseaux sociaux ont relayé des infox dans diverses langues, en particulier en espagnol, sur les causes de la catastrophe.
Publications diverses
Niant l'impact du changement climatique, des internautes assurent que la destruction de "barrages" en Espagne ces dernières années pour rendre aux rivières leurs cours naturels a provoqué les inondations. Une idée devenue virale dans plusieurs langues, notamment en allemand sur Tiktok, et en français, sous plusieurs formes.
Mais nous verrons que le terme "barrage" est impropre pour qualifier les infrastructures effectivement démolies : les ouvrages retirés des rivières sont en réalité de petites retenues d'eau ou des déversoirs, de taille bien plus modeste, qui étaient inutilisés ou posaient des risques en matière de sécurité car ils n'étaient plus entretenus.
Des publications relaient ainsi une carte montrant, selon leurs auteurs, à l'aide de points bleus, "tous les barrages qui ont été supprimés autour de Valence". Mais comme nous le verrons plus loin, c'est tout le contraire : elle recense les barrières existantes sur les cours d'eau de la région.
D'autres publications relaient une vidéo en espagnol pour affirmer que "l'Espagne a détruit plus de 256 barrages entre 2021 et 2022, 'pour rétablir le cours naturel des rivières', afin de se conformer à l'Agenda 2030 de l'ONU". On retrouve ces publications sur X et Facebook. Sauf que cette vidéo cite le chiffre de "108" ouvrages démolis en 2021 et à aucun moment celui de 256.
La vidéo émane du compte X de Wide Awake Media, qui a déjà relayé par le passé des contenus trompeurs ou faux comme l'AFP avait alors pu le démontrer.
(Gaëlle GEOFFROY)
Grâce aux logos en haut à droite (un taureau) et en bas à gauche (un "g"), une recherche sur internet permet d'établir qu'il s'agit d'un reportage authentique, qui émane d'une chaîne de télévision espagnole, El Toro TV, et plus précisément de son émission"El gato al agua". Ce reportage a été diffusé le 19 mai 2023 (visible à 1h46 dans ce numéro de l'émission).
L'affirmation selon laquelle l'Espagne a détruit 256 barrages remonte à avril 2023, lorsqu'elle avait été largement partagée sur les réseaux sociaux en espagnol, en particulier une publication sur Tiktok évoquant la démolition de 108 barrages en 2021, 148 en 2022 et 43 à la date d'avril 2023. Un programme télévisé espagnol avait ensuite repris cette affirmation.
Enfin, dans d'autres publications en français, qui rejettent la "faute" sur "les écologistes", on retrouve encore ce chiffre de "108" barrages détruits avec cette fois un lien vers un article de l'hebdomadaire Courrier international (archive).
Le chiffre de 108 "barrages" détruits émane bien de cet article de Courrier international du 13 juin 2022, qui citait lui-même un article d'El País du 12 juin 2022 (archives 1, 2). Cet article du quotidien espagnol évoquait un chiffre du collectif d'ONG environnementales Dam Removal Europe qui oeuvre au retrait des barrières érigées par l'homme sur les cours d'eau (archive). Selon le bilan 2021 de ce collectif, un total de 108 barrières avaient été démolies en Espagne sur cette seule année, soit presque la moitié des 239 éliminées en Europe cette année-là. Puis 133 selon le rapport 2022. Soit un total de 241 entre 2021 et 2022 - proche des 256 cités dans les publications virales.
Retirer les barrières artificielles sur les cours d'eau permet en particulier d'améliorer la santé des écosystèmes, limite les risques de sécheresse en aval, et de rupture pour les ouvrages qui sont les plus anciens et les moins entretenus, nombreux en Europe, soulignent les ONG.
C'est une politique encouragée par l'Union européenne. Sa stratégie pour la biodiversité vise notamment à libérer 25.000 km de cours d'eau d'ici à 2030, notamment via le retrait des barrières obsolètes ou inutilisées (archive).
La directive cadre sur l'eau de l'UE, entrée en vigueur dans les Etats membres en décembre 2003, établit quant à elle qu'il est de leur responsabilité de restaurer les écosystèmes des eaux souterraines, des rivières, des lacs et des zones alentours (archive).
Dans son bilan 2021, le collectif d'ONG Dam Removal Europe soulignait l'urgence à agir alors que les populations de poissons migrateurs, comme par exemple les esturgeons ou les saumons, se sont effondrées de 93% en Europe entre 1970 et 2016 selon l'indice Planète vivante de la World fish migration Foundation (archive).
Au niveau mondial, l'agenda 2030 de l'ONU, cité plus haut dans une des publications, enjoint, lui, à "protéger et restaurer les écosystèmes liés à l’eau, notamment les montagnes, les forêts, les zones humides, les rivières, les aquifères et les lacs" (archive).
"Barrières" plutôt que grands "barrages"
Si l'on revient à la carte répertoriant soi-disant les "barrages" détruits, elle a circulé en français mais aussi en espagnol, en néerlandais ou encore en suédois.
Cependant, une recherche de la version originale montre que les points bleus représentent non pas les "barrages" détruits, mais ceux existants, et que, plutôt que de "barrages", mot qui fait référence à des ouvrages de taille imposante, c'est de "barrières" dont il faut parler.
Grâce à une recherche d'image inversée, on peut retrouver un post sur X publié en anglais le 31 octobre 2024. Dessous, une réponse suggère que la carte provient du "Amber Barrier Tracker", développé dans le cadre du programme AMBER, acronyme de "Adaptive Management of Barriers in European Rivers".
Ce projet AMBER est un programme financé par l'Union européenne visant à restaurer la fluidité des rivières européennes, aujourd'hui fragmentées du fait de barrières construites par l'homme (archive). Des scientifiques et chercheurs d'universités britanniques, espagnoles ou encore danoises, des associations et ONG, des instituts de recherche et des groupes privés, notamment l'énergéticien français EDF, sont parties prenantes.
On trouve sur le site internet du projet la mention d'un Barrier Tracker, une application qui permet aux citoyens de recenser les barrières jalonnant les cours d'eau européens (archive).
Le programme propose ainsi un atlas des barrières sur les rivières européennes, qui comptabilise à l'heure actuelle "un demi million de barrières" sur un total de "plus d'un million estimé" (archive).
C'est bien cette carte que les posts sur les réseaux sociaux relaient.
Lorsque l'on zoome sur la région autour de Valence, on retrouve bien les points bleus cités dans les publications - des points qui correspondent aux barrières présentes. Il n'y a aucune mention de celles qui auraient été démolies. Les deux cartes ci-dessous, celle du site d'AMBER à gauche et celle d'un post à droite, portent toutes les deux le logo de Mapbox, un service de géolocalisation :
Si l'on se penche sur la légende, on voit que ces points bleus correspondent à des "weirs" en anglais, c'est-à-dire des déversoirs ou de petites retenues d'eau bien plus modestes que de grands barrages ("dams" en anglais) :
Barrières obsolètes inutiles ou dangereuses
Des experts interrogés par l'AFP soulignent par ailleurs qu'il n'existe aucune preuve que des barrages qui auraient servi de protection contre des inondations auraient été démolis.
"Pour que les barrages soient efficaces contre les inondations, ils doivent pouvoir stocker d'importants volumes d'eau", a expliqué à l'AFP Ignacio Escuder Bueno, professeur d'ingénierie hydraulique à l'Université Polytechnique de Valence, le 5 novembre 2024 (archive).
Or, ce n'est pas le cas des infrastructures détruites en Espagne, soulignent des experts. Celles qui l'ont été sont de petits réservoirs d'eau ou des déversoirs, ces ouvrages en forme de ressauts utilisés pour limiter la hausse du niveau d'eau et qui se matérialisent par de petites chutes d'eau.
"Quelques petites retenues ont été éliminées, ce qui est insignifiant dans le problème dont nous parlons", celui des inondations historiques de fin octobre, a souligné César Rodríguez, secrétaire général de l'association de conservation des rivières AEMS-Ríos con Vida, auprès de l'AFP le 4 novembre 2024 (archives 1, 2).
Une retenue ou un déversoir, particulièrement lorsqu'ils ne sont plus utilisés et entretenus, "peuvent causer une accumulation de matériaux, une hausse du niveau de l'eau et contribuer à un débordement" ou à une rupture de la structure, a-t-il expliqué.
"De petites retenues d'eau ou de petits barrages qui ne sont plus utilisés (ils sont habituellement de petite hauteur et avec peu de capacité de stockage) peuvent présenter un danger public ou avoir des effets environnementaux adverses", a confirmé Ignacio Escuder Bueno, à l'Université Polytechnique de Valence.
En 1982, le barrage de Tous, un ouvrage bien plus imposant dans le bassin du Júcar, où se situe la région de Valence, s'était rompu après d'importantes précipitations, ce qui avait provoqué des inondations, rappelle César Rodríguez, de l'association AEMS-Rios con Vida (archive).
La Confédération hydrographique du Júcar, qui gère ce bassin, avait expliqué en mai 2023 sur X que les barrières érigées par l'homme empêchent les poissons et la faune aquatique de circuler et que les eaux stagnantes peuvent favoriser le développement d'espèces exotiques invasives - notamment en contribuant à l'augmentation de la température de ces eaux. Si un ouvrage n'est plus utilisé, "il convient de le démolir pour éviter ces problèmes et restaurer la continuité de la rivière et son caractère de corridor écologique", soulignait-elle (archives 1, 2).
1⃣Un azud es un muro construido en un río para facilitar el desvío de parte del caudal para riego y otros usos.
— Confederación Hidrográfica del Júcar (@CHJucar) May 9, 2023
Muchos de ellos están en desuso y carecen de función, por lo que generan problemas que no conviene pasar por alto.
Te contamos por qué conviene retirarlos pic.twitter.com/HW9DYcn16M
Dans leur bilan 2021 sur les barrières éliminées des cours d'eau en Europe, les ONG de Dam Removal Europe avaient noté la situation particulière de l'Espagne, où une loi oblige les autorités de gestion des bassins à démolir les ouvrages obsolètes ou qui ne sont plus utilisés (archive).
Vingt-huit barrières démolies dans la région de Valence en 20 ans
Le ministère espagnol de la Transition écologique a confirmé le 4 novembre dans un email à l'AFP que seuls "de petits déversoirs ou retenues de quelques mètres désaffectés" ont été démolis (archive).
Dans la seule région de Valence, une carte disponible sur le site gouvernemental Geoportal montre que relativement peu d'ouvrages y ont été démolis ces vingt dernières années (archive). Entre 2000 et 2021, un total de 28 barrières l'ont été dans le bassin du Jucar, où se situe Valence (archive).
Une carte de Dam Removal Europe avec des données un peu plus récentes, courant jusqu'à 2023, confirme cette tendance :
Le sujet du retrait de barrières sur les rivières espagnoles est récurrent sur les réseaux sociaux : l'AFP avait déjà au printemps 2024 vérifié de fausses allégations sur cette question.
Ajoute au 16e paragraphe chiffres 2022 de Dam Removal Europe permettant un total sur la période 2021-202229 novembre 2024 Ajoute au 16e paragraphe chiffres 2022 de Dam Removal Europe permettant un total sur la période 2021-2022