Tous les accords de sécurité internationaux obligatoirement ratifiés par le Parlement ? Attention à cette affirmation

Le 15 février 2024, la France et l'Ukraine ont signé un accord bilatéral de sécurité à l'occasion de la visite du président ukrainien Volodymyr Zelensky à Paris. En réaction, des internautes affirment qu'Emmanuel Macron n'aurait pas respecté l'article 53 de la Constitution en ne soumettant pas ce texte au vote du Parlement. Mais les accords de sécurité internationaux ne sont pas obligatoirement ratifiés par une loi et l'application de l'article 53 au présent pacte dépend de l'interprétation de la Constitution, soulignent des experts interrogés par l'AFP.

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a signé vendredi 15 février à Berlin puis Paris des accords de sécurité bilatéraux inscrivant dans la durée l'aide de l'Allemagne et de la France à l'Ukraine, avec une dizaine de milliards d'euros de soutien militaire promis pour 2024 (lien archivé ici).

Son homologue français Emmanuel Macron, qui s'est engagé à fournir cette année "jusqu'à trois milliards d'euros" d'aide militaire "supplémentaire" à Kiev, après un soutien chiffré à 1,7 milliard en 2022 et 2,1 milliards en 2023, a dénoncé avec vigueur un "changement de posture" de la Russie qui "exige un sursaut collectif".

Alors que la guerre lancée le 24 février 2022 par le président russe Vladimir Poutine contre l'Ukraine s'apprête à entrer dans sa troisième année, "c'est une nouvelle phase qui s'ouvre", a-t-il prévenu aux côtés de Volodymyr Zelensky.

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Le président français Emmanuel Macron (au centre) serre la main du président ukrainien Volodymyr Zelensky (à gauche) à son arrivée à l'Elysée à Paris le 16 février 2024 pour signer un accord de sécurité bilatéral. Après avoir atterri à l'aéroport d'Orly, au sud de la capitale, Zelensky rencontre le président français pour signer l'accord, après avoir conclu un accord similaire avec l'Allemagne plus tôt dans la journée. Dimitar (AFP / DIMITAR DILKOFF)

L'accord conclut avec la France court sur une durée de dix ans. "La France confirme que la future adhésion de l'Ukraine à l'Otan constituerait une contribution utile à la paix et à la stabilité en Europe", stipule aussi ce nouveau pacte (lien archivé ici).

En réaction, certains internautes ont déploré un accord que ne respecteraient pas les modalités fixées par la Constitution.

"Macron s'affranchit désormais des Lois qui nous gouvernent . En signant son 'pacte de sécurité' avec Zelenski [sic] aujourd'hui , novlangue pour ne pas parler de déclaration de guerre à la Russie, il refuse de respecter l'article 53 de la Constitution", écrit ainsi sur X une internaute le 16 février.

Comme elle, de nombreux comptes assurent sur X et Facebook que "l'article 53 de la Constitution [française] impose que les accords de sécurité internationaux soient ratifiés par l'Assemblée Nationale".

Parmi les profils les plus actifs, celui de l'ancien sénateur  Yves Pozzo di Borgo dont l'AFP a déjà vérifié plusieurs affirmations erronées. A partir du 15 février, il multiplie les messages sur cette "obligation" pour les accords internationaux d'être "validés par une loi", récoltant à chaque fois plusieurs milliers de partages.

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Captures d'écran réalisées sur X le 21 février 2024

Mardi 20 février, le sénateur Les Républicains Alain Houpert, dont les propos ont également déjà fait l'objet d'articles de l'AFP Factuel comme ici et ici, a annoncé "saisir le Conseil d’État en référé concernant l’accord de coopération France-Ukraine doté de 3 milliards d’euros pour exiger sa ratification par le parlement."

"Sur de tels engagement en période d’austérité, la représentation nationale DOIT être consultée", a-t-il asséné dans un message publié sur X.

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Capture d'écran réalisée sur X le 21 février 2024

"Loi d'autorisation"

L'article 53 de la Constitution de 1958 établit que "les traités de paix, les traités de commerce, les traités ou accords relatifs à l'organisation internationale, ceux qui engagent les finances de l'Etat, ceux qui modifient des dispositions de nature législative, ceux qui sont relatifs à l'état des personnes, ceux qui comportent cession, échange ou adjonction de territoire, ne peuvent être ratifiés ou approuvés qu'en vertu d'une loi."

"Ils ne prennent effet qu'après avoir été ratifiés ou approuvés. Nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire n'est valable sans le consentement des populations intéressées", est-il précisé.

"C'est une disposition qui existe depuis la IIème République" bien qu'elle ait "changé de formule" depuis, explique Thibaud Mulier, constitutionnaliste et maître de conférence à l'université Paris Nanterre. La version en vigueur date du 5 octobre 1958.

"C'est l'idée qu'entre la période de la signature et la période de la ratification ou l'approbation, c'est-à-dire accepter que le traité produise des effets dans le droit français, il puisse y avoir une médiation ou une intervention du Parlement", pointe le spécialiste, qui a rédigé une thèse consacrée en partie à ce sujet.

En deux mots, il s'agit d'une "loi d'autorisation, un peu comme un feu rouge ou un feu vert."

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Capture d'écran de la Constitution réalisée le 21 février 2024

"Le Parlement ne ratifie jamais un traité, pas plus qu'il n'approuve un accord. La loi ainsi votée ne constitue qu'une simple habilitation autorisant cette ratification ou cette approbation. En conséquence, cette autorisation ne lie pas l'exécutif qui est libre de ratifier ou non le traité et d'approuver ou non l'accord", rappelait en 2014 Jean-Pierre Raffarin, dans un rapport d'information transmis au Sénat (lien archivé ici).

"Les dispositions prévues à l’article 53 de la Constitution de 1958 [...] conduisent à ce que le tiers environ des traités et accords conclus par la France soit soumis au Parlement avant leur entrée en vigueur", indique l'Assemblée nationale sur son site (lien archivé ici).

Selon la chambre basse, "Le Conseil d’État veille notamment à ce que tout accord portant sur des matières de nature législative ou ayant une incidence financière fasse l’objet d’un projet de loi autorisant sa ratification. L’interprétation de ce dernier critère a évolué : après avoir estimé en 2009 que tout accord international devait passer devant le Parlement dès lors qu’il créait 'une charge directe et immédiate' quels que soient son montant et sa nature, ce qui avait conduit à une forte augmentation des dépôts, le Conseil d’État a assoupli sa position à partir de 2011 en estimant qu’un accord n’a pas à être soumis au Parlement dès lors qu’il ne comporte 'aucun engagement excédant par leur montant limité et par leur nature les dépenses liées au fonctionnement courant incombant normalement aux administrations dans le cadre de leurs compétences habituelles'".

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Le Conseil d'Etat le 21 juin 2023 à Paris. (AFP)

Latitude d'interprétation

Dans le cas de l'accord de sécurité signé entre la France et l'Ukraine, "il y a l'exportation d'armes, donc on peut se dire que cela crée une charge [financière] pour la France. Mais en réalité, l'exportation des armes, la coopération diplomatique, ne font pas partie des traités ou des accords qui requièrent une loi au Parlement parce que c'est sous l'autorité du Premier Ministre", assure Mathilde Philip-Gay, professeure de droit public à l'université Lyon 3 et spécialiste du droit constitutionnel.

"Ce qui est prévu, ce sont des informations régulières du Parlement, mais ça ne veut pas dire adoption d'une loi", explique-t-elle.

Chaque année, le ministère des Armées publie par exemple un rapport sur les exportations d'armement de la France. "En 2022, le montant des prises de commandes des entreprises françaises à l’exportation a atteint un chiffre jusque-là inégalé : 27 milliards d'euros, indique la dernière version de ce document (lien archivé ici).

"En ce qui concerne la guerre en Ukraine, le Parlement est informé régulièrement grâce à l'article 50-1 de la Constitution qui permet au gouvernement de faire une déclaration à l'Assemblée qui est suivie d'un débat", indique Mathilde Philip-Gay. Par ailleurs, relève-t-elle, l'Assemblée Nationale a adopté en 2022 une résolution appelant le gouvernement à renforcer son soutien à l'Ukraine (lien archivé ici).

Pour Thibaud Mulier, cette question de la charge financière pourrait justifier le recours à l'article 53 "selon les interprétations".

"Le gouvernement, sous la cinquième République, a eu une interprétation qui pouvait être très large ou très restrictive de l'article 53. Des fois, il a soumis des accords internationaux qui manifestement ne rentraient pas dans le champ de l'article 53. Et c'est très intéressant pour lui, parce qu'il y a souvent un soutien assez important du Parlement pour ce type d'autorisation et en plus, ça renforce la légitimité du traité. Et des fois, il fait des interprétations restrictives, notamment quand il s'agit des finances de l'État", explique-t-il.

"La doctrine, qu'elle soit ancienne ou récente, elle rappelle à quel point le Gouvernement, même pour l'article 53, il maîtrise finalement le déclenchement de l'intervention du Parlement, et il maîtrise la suite qu'il va donner à l'autorisation éventuelle donnée par le Parlement. Ce qui fait que, par voie de conséquence, peu importe dans quel sens il l'interprète, restrictivement ou pas, il garde une maîtrise assez importante", ajoute le spécialiste.

En résumé, "la Constitution, comme tout texte de droit, fait l'objet d'une interprétation".

"La Constitution, on ne s'en rend pas compte, mais elle est très souple finalement et on peut l'interpréter soit comme une constitution d'un vrai régime parlementaire avec un chef d'état qui s'occupe justement des relations internationales, des grandes causes, avec un premier ministre qui gouverne. Mais on peut aussi avoir un régime avec un président omnipotent, comme Macron, comme Sarkozy, comme d'autres avant eux, où le président peut, s'il le souhaite, dominer complètement les institutions grâce au fait majoritaire", abonde Mathilde Philip-Gay.

Sur ses réseaux sociaux, le député de l'Essonne Nicolas Dupont-Aignan a demandé le 16 février "la convocation du Parlement en vertu de l'article 35 de la Constitution" après l'annonce de l'accord franco-ukrainien.

Le président du parti "Debout la France" avait déjà émis des propos similaires en juillet 2023, à l'occasion de l'annonce de la livraison de missiles longue portée à l'Ukraine. Rien pourtant, dans l'article 35 de la Constitution, n'oblige le chef de l'Etat à consulter le Parlement concernant les livraisons d'armes, avaient expliqué des experts à l'AFP, soulignant que l'article en question portait uniquement sur les déclarations de guerre et les interventions de forces armées à l'étranger. Or la livraison d'armes ne correspond pas à une déclaration de guerre.

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