Un Ukrainien recruté de force dans l'armée ukrainienne à Varsovie ? C'est une mise en scène

Alors que l'Ukraine cherche à mobiliser de nouveaux soldats dans son conflit avec la Russie, une vidéo censée montrer un commissaire de l'armée ukrainienne remettant des documents de mobilisation à un citoyen ukrainien à Varsovie est partagée sur les réseaux sociaux. Mais il s'agit en réalité d'une mise en scène réalisée par un militaire ukrainien, comme il l'a lui-même reconnu, pour attirer l'attention sur le problème des Ukrainiens fuyant le service militaire alors que son pays entre dans la troisième année de guerre et manque de soldats. Les autorités ukrainiennes ont démenti recruter en dehors de leurs frontières, notamment à Varsovie. 

"Les réfugiés ukrainiens ont commencé à être arrêtés dans les rues de Varsovie et ont été convoqués", "Dans la capitale polonaise, un employé du bureau d'enregistrement et d'enrôlement militaire ukrainien [abrégé en TCC] délivre une convocation à un citoyen [ukrainien] » : sur X (ex-Twitter) comme sur Facebook et sur Telegram, des internautes partagent, depuis le 10 janvier 2024, une même vidéo, censée montrer le recrutement forcé de soldats ukrainiens hors de leur territoire national afin de renforcer leurs rangs pour lutter contre l'invasion russe débutée en février 2022. 

Dans cette vidéo tournée sur un parking, on entend une voix de femme dire: "Mais que se passe-t-il? Le TCC à Varsovie?" Puis on voit un homme en uniforme de militaire ukrainien, debout à côté d'une voiture avec une plaque d'immatriculation noire - celle utilisée par les militaires ukrainiens - qui remet des papiers à un autre homme en veste rouge, en lui disant : "Oui, alors je vous demande de quitter les frontières de la Pologne et de vous présenter au TCC de votre lieu de résidence. Ne me filmez pas."   

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Capture d'écran prise sur Facebook le 26 janvier 2024.

Des publications relayant cette vidéo ont également été partagées en anglais, notamment par la télévision russe RT, en polonais, en slovaque, en tchèque ou encore en turc, ainsi qu'en russe et en ukrainien.

Tous les messages ayant relayé la vidéo ne l'ont cependant pas pris au pied de la lettre. L'un, en russe, se demande notamment si elle est vraie, quand un autre affirme même carrément qu'elle est fausse. 

De fait, il s'agit bien d'une mise en scène. L'AFP a retrouvé et interrogé l'homme en uniforme ukrainien qui apparaît dans cette vidéo : il s'appelle Pavlo Yakimchuk et c'est un soldat ukrainien actuellement en convalescence en Pologne après avoir subi des blessures sur le front en Ukraine.

Il a reconnu que la vidéo était une mise en scène, destinée selon lui à "secouer les esprits des Ukrainiens" et à attirer l'attention sur un réel problème de recrutement de l'armée ukrainienne.

Une vidéo réalisée par un soldat ukrainien

Pour retrouver l'original de la vidéo et son auteur, l'AFP a d'abord procédé à une recherche inversée sur la vidéo et des recherches sur les mots-clés "TCC Varsovie" en ukrainien et en russe sur Google qui nous ont mené à des publications d'internautes sur X (ici et ) contenant plus d'informations sur la vidéo.

Le premier a publié une vidéo d'un homme barbu ressemblant fortement au militaire de notre vidéo et se présentant comme "Pavlo qui a publié la vidéo sur TCC à Varsovie". Le second a précisé que l'homme s'appelait Pavlo Yakimchuk et a publié une capture d'écran de son compte Facebook qui nous a permis de retrouver l'original de la vidéo, mise en ligne le 6 janvier, puis une deuxième vidéo, postée le 10 janvier, qui revient sur le contexte de la première.

"Je m'appelle Pavlo, et c'est moi que l'on voit dans la vidéo sur [le] TCC à Varsovie", raconte-t-il dans cette séquence.

"J'ai réussi à quitter l'Ukraine pour me rendre en Pologne afin d'y suivre une rééducation après une grave blessure reçue lors des batailles près de Kherson. J'ai rencontré mon vieil ami. J'ai eu l'idée de frotter les 'nerfs' des fugitifs qui sont partis à l'étranger en versant de l'argent au TCC, aux gardes-frontières, peu importe" - avance-t-il tout en assurant "ne pas être membre du TCC".

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screens X fait par l'AFP le 16 janvier 2024 croix rouge ajoutee par l'AFP

Une mise en scène visant à "secouer les esprits" des "fuyards"

La géolocalisation nous a permis de confirmer que la vidéo a bien été tournée à Varsovie. Grâce au bâtiment Palac Blanka au restaurant "Bar Mleczny" et à la statue du compositeur polonais Stanislaw Moniuszko, tous visibles dans la vidéo, nous avons pu vérifier qu'elle a été tournée sur le parking devant l'Opéra de Varsovie.

Une recherche sur internet sur Pavlo Yakimchuk fait apparaître de nombreux résultats, dont des articles de presse  (ici, ou encore ici) et des interviews à la télévision ( et ici).  On y apprend que ce vétéran ukrainien a combattu de 2014 à 2016, puis du début de l'invasion russe en février 2022 jusqu'à sa blessure en février 2023.

En parcourant son compte Facebook, on découvre aussi qu'il était en juillet 2023 à l'hôpital et qu'il a été décoré par le ministre de la défense en novembre 2023. Pavlo Yakimchuk a par ailleurs posté une photo de Varsovie sur son compte Facebook le 4 janvier 2024, ce qui confirme son passage dans la capitale polonaise.

Contacté par téléphone le 17 janvier, le vétéran ukrainien a confirmé à l'AFP être l'auteur de la séquence : "Oui, c'est bien moi qui suis à l'origine de la vidéo et qui apparais dans la vidéo. C'est une mise en scène. La fille d'un ami l'a tournée avec son téléphone le 5 janvier. L'homme à la veste rouge (qui fait semblant d'être interpellé), c'est mon ami qui vit en Pologne depuis cinq ans. A côté, il y a ma vraie voiture, un 4x4 privé qui me servait aussi au front et pour laquelle j'ai deux sortes de plaques d'immatriculation - noires de l'armée et blanches pour le civil. Pour la durée du tournage, j'ai collé les plaques noires sur les blanches". 

"Je voulais avec cette vidéo secouer les esprits des Ukrainiens fuyards, de tous ceux qui ont fui le pays vers l'UE et leur devoir de défendre l'Ukraine, qui affirment avoir payé des pots de vin pour cela. Et aussi je voulais leur dire ma colère et leur faire peur. Et ça a marché. Certains ont vraiment cru que la vidéo était vraie et ont vraiment eu peur que les services de recrutement iraient les chercher en dehors des frontières", s'est-il félicité. 

Dans une interview à la télévision ukrainienne 5 Kanal le 12 janvier, Pavlo Yakimchuk a avancé les mêmes raisons à "sa mise en scène", à "sa blague".

Pas de conscription possible d'Ukrainiens à l'étranger

Le Centre de lutte contre la désinformation (CCD) ukrainien a indiqué, dans un communiqué publié le 11 janvier (lien archivé), à propos de la vidéo devenue virale de Pavlo Yakimchuk : "Après avoir vérifié l'information auprès de l'ambassade d'Ukraine en Pologne, le Centre informe que cette vidéo est une mise en scène et que l'information concernant la distribution de convocations à Varsovie n'est donc pas vraie".

Le ministre de la défense ukrainien Rustem Umyerov a déclenché récemment une polémique en Ukraine  (ici  ici, ici) en affirmant, dans des médias allemands (lien archivé), que les Ukrainiens mobilisables se trouvant à l'étranger, notamment en Allemagne, pourraient être enrôlés dans l'armée.

Mais le 21 décembre 2023, le chef du département de la presse et de l'information du ministère de la Défense de l'Ukraine, Illarion Pavliuk, a assuré qu'"il n'y avait pas de discussion sur la conscription depuis l'étranger",  souligne le communiqué du CCD.

Alors que l'Ukraine entre dans sa troisième année de guerre,  le président ukrainien Volodymyr Zelensky a déclaré en décembre 2023 que l'armée avait besoin d'un demi-million de nouveaux soldats pour ses plans militaires,  afin de compenser les pertes et pour pouvoir démobiliser une partie de ceux qui ont combattu depuis le début de l'invasion russe.

Zelensky a demandé au commandement militaire, début décembre, de revoir le système de recrutement. Il a également déclaré que la prochaine vague de mobilisation était une question "très sensible" et qu'elle devait être menée de manière équitable. En janvier, le gouvernement ukrainien a repoussé l'examen d'un projet de mobilisation, dont certaines dispositions étaient controversées, telles que l'abaissement de l'âge de la conscription de 27 à 25 ans.

La Pologne est l'un des pays qui a accueilli le plus grand nombre de réfugiés ukrainiens suite à l'invasion de la Russie. Les citoyens ukrainiens représentent une partie importante de la main-d'œuvre polonaise dans de nombreux secteurs, tels que le commerce et le bâtiment. Environ 750.000 Ukrainiens étaient actifs sur le marché du travail polonais fin juin 2023, et la moitié étaient des hommes (lien archivé).

Des publications prétendant prouver une mobilisation forcée des Ukrainiens vivant à l'étranger circulent fréquemment sur les réseaux sociaux. L'AFP a ainsi déjà vérifié une affirmation prétendant que l'Ukraine demandait à des pays de l'Union européenne, comme l'Irlande, d'extrader ses citoyens, une autre sur un prétendu courrier du gouvernement britannique aux réfugiés, ou encore une troisième sur Volodymyr Zelensky qui aurait abaissé l'âge de la mobilisation de 18 à 14 ans

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