Non, 22 500 gilets jaunes n'ont pas été privés de leur droit de vote
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- Publié le 21 avril 2022 à 17:42
- Lecture : 6 min
- Par : Nathan GALLO, AFP France
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"On m'a enlevé mon droit civique, uniquement pour m'être opposé à Macron" : depuis le 15 avril, le témoignage vidéo d'un gilet jaune lors d'un regroupement a été partagé des milliers de fois, tant sur Twitter que sur Facebook (ici ou ici).
Dans cette vidéo initialement tournée la veille du premier tour, ce dernier, du nom de Gregory Pasqueille, y déclare que "22 552 Gilets jaunes prisonniers n'ont plus le droit de vote, pendant cinq ans". Pointant du doigt une "loi Macron" créée lors du premier confinement de mars 2020, ce dernier y dénonce une mise au ban. "On est des sous-citoyens", répond-t-il. Initialement partagé sur une chaîne Telegram, Reservoir_Live, le témoignage a suscité nombre de réactions indignées.
En plein entre-deux-tours de l'élection présidentielle et à quelques jours du second tour opposant le président Emmanuel Macron et la candidate du Rassemblement national Marine Le Pen, beaucoup d'internautes se sont inquiétés de voir une partie du mouvement des gilets jaunes empêché de voter pour cette élection présidentielle. "22 500 gilets jaunes n'ont pas le droit de voter pour s'être opposés au régime", s'est notamment indignée un tweet.
Contacté par l'AFP, le gilet jaune Grégory Pasqueille interrogé dans la vidéo maintient pour sa part ses déclarations. Ce dernier affirme avoir été lui-même condamné à cette peine complémentaire à la suite d'une condamnation à quatre mois et demi de prison ferme. Grégory Pasqueille n'a toutefois pas pu fournir de preuves concernant ses affirmations.
"Il faudrait déjà qu'il y ait eu 22 500 condamnations" de gilets jaunes
Pour être privé de son droit de vote, il faut d'abord avoir été condamné par la justice. Ces privations de droits civiques sont des peines complémentaires généralement réservées à des peines importantes, comme des crimes ou de graves délits, de l'escroquerie au détournement de fonds publics par exemple.
Mais qu'en est-il réellement pour les gilets jaunes ? Dans les faits, il n'existe pas de statistiques officielles pouvant étayer ou infirmer le chiffre de 22 500 gilets jaunes privés de droit de vote.
Certains chiffres permettent toutefois de réfuter l'ordre de grandeur avancé par ce témoignage. Au total, le ministère de la Justice a décompté 3200 condamnations de gilets jaunes entre novembre 2018 et novembre 2019, au plus fort du mouvement. En plus d'être sept fois moins élevé que ce que prétend le témoignage, ce chiffre ne précise pas le nombre de condamnations complémentaires à une privation du droit de vote. Des condamnations loin d'être automatiques.
Un chiffre repris par plusieurs avocats défenseurs de gilets jaunes interrogés par l'AFP, qui rejettent par ailleurs le nombre avancé dans la vidéo. "C'est impossible. Il faudrait déjà qu'il y ait eu 22 500 condamnations", explique David Libeskind, avocat pénaliste et fervent défenseur du mouvement. Fondateur fin 2018 de "Robes Noires et Gilets jaunes", un réseau d'une centaine d'avocats présent dans toute la France pour la défense des droits du mouvement, David Libeskind a suivi de près la situation judiciaire de nombreux manifestants. "Et les retours que j'ai eus ne font pas état d'autant de condamnations".
Ce chiffre de 3200 condamnations de gilets jaunes reste tout de même à relativiser selon l'avocat : "Il est certain que le chiffre a été sous-évalué", explique-t-il. "Il est difficile de faire des statistiques judiciaires sur le nombre de condamnations des Gilets jaunes car ils ont été condamnés selon des infractions de droit commun", et non selon des motifs propres au mouvement qui faciliteraient les remontées.
Ce chiffre est-il par ailleurs caduc en 2022 ? Interrogé par l'AFP, le ministère de la Justice a indiqué ne plus avoir effectué de remontées à partir de novembre 2019 car le mouvement - et les arrestations - avait fortement baissé en intensité. "Comme le mouvement s'est affaibli à partir de décembre 2019, on a aussi observé moins d'interpellations et de condamnations", décrit David Libeskind.
Un autre indice vient aussi infirmer le chiffre porté dans la vidéo et son ordre de grandeur : entre 2018 et 2020, on ne décompte que 4158 condamnations à des privations de droits civiques prononcées en France toutes affaires confondues, selon les chiffres du ministère de la Justice.
Des gilets jaunes peu condamnés à des privations de droit de vote
Des gilets jaunes ont-ils tout de même été privés de leurs droits civiques ? La plupart des avocats ayant défendu des personnes du mouvement ont déclaré n'avoir jamais constaté de telles peines.
"Je n'ai jamais vu d'interdiction de droit de vote dans mes dossiers", explique Arié Alimi, avocat de Gilets Jaunes et membre de la Ligue des Droits de l'Homme qui a par ailleurs dénoncé à plusieurs reprises les atteintes aux droits fondamentaux de ces manifestants.
"Parmi les gilets jaunes que j'ai défendus, je n'en ai aucun pour lequel cette peine complémentaire a été prononcée, et je n'ai pas connaissance de gilets jaunes condamnés qui auraient fait l'objet de privation de droit de vote", confirme aussi Avi Bitton, qui a défendu plusieurs d'entre eux devant le tribunal.
"Dans le cadre du mouvement, on a observé des privations d'aller et venir, concernant la liberté de manifester à Paris par exemple. Mais il n'y a pas eu de peine de privation de droit civique", souligne pour sa part David Libeskind.
Des affirmations tout de même relativisées par d'autres avocats. "J'ai déjà entendu des parquets et procureurs requérir des peines d'interdiction complémentaires des droits civiques", décrit Claire Dujardin, présidente du Syndicat des avocats de France et avocate à Toulouse, qui a défendu plusieurs prévenus issus du mouvement. "J'ai été choquée que le parquet puisse requérir cette peine complémentaire très grave, alors qu'il s'agissait de participations à des manifestations. Juridiquement, c'est donc possible, mais je ne sais pas s'il y en a eu beaucoup".
Un point aussi soulevé en avril 2019 par la présidente du Syndicat des avocats de France de l'époque, Laurence Roques, qui évoquait aussi des "peines complémentaires avec déchéance de droits civiques, ce qui signifie que les gens ne pourront pas voter", dans un entretien au média Basta!.
En janvier 2019, un gilet jaune avait par exemple été condamné à deux ans de prison ferme et cinq ans de privation des droits civiques pour "violences sur des gendarmes, entrave à la circulation et dégradation d’une voiture de gendarmerie".
En avril 2021, Christophe Chalençon, un des leaders du mouvement, a aussi été condamné à six mois de prison avec sursis et cinq ans de privation de droits de vote. Mais cette condamnation n'était pas liée à une manifestation du mouvement. Ce dernier était accusé de provocation à s'armer contre l'autorité de l'Etat après une vidéo postée en ligne en octobre 2020.
La loi anti-casseurs, un faible impact sur les privations de droits civiques
Quid de la récente loi du 10 avril 2019, dite loi anti-casseurs, dénoncée vivement à l'époque par l'ensemble des avocats interrogés et de nombreuses organisations ?
Ce texte étend le champ d'application des peines complémentaires, dont l'interdiction du droit de vote à des délits en lien avec la participation à une manifestation, comme la dissimulation du visage et la participation à une manifestation en étant porteur d'une arme.
Mais sur ce point, certains des avocats interrogés indiquent n'avoir pas vu de conséquences pénales directes sur le droit de vote des condamnés. "Vu la date à laquelle la loi a été votée et vu que les manifestations avaient commencé bien avant, je n'en ai pas vu les effets judiciaires", explique Avi Bitton. "De toute façon, il y avait déjà des lois qui permettaient de réprimer les gilets jaunes".
Me Libeskind parle lui d'une loi intervenue tardivement et "en pratique peu appliquée". "Cette loi, que nous considérons comme une loi anti-gilets jaunes, concernait plutôt les amendes : avant cette loi, les personnes qui manifestaient de manière irrégulière n'étaient pas forcément mises en cause. Cette loi a permis de notifier des amendes à des personnes qui ont manifesté de manière non conforme."
En 2019, sur fond de manifestations de gilets jaunes, le gouvernement avait fait adopter cette loi "anticasseurs" dont la proposition la plus controversée avait été censurée par le Conseil constitutionnel. Un camouflet pour l'exécutif. La mesure, jugée liberticide par ses opposants, aurait permis aux préfets d'interdire à des individus représentant "une menace d'une particulière gravité" de manifester pendant un mois.
A l'époque, la Ligue des droits de l'homme comme le Syndicat des avocats de France avaient dénoncé une loi qui "reste, malgré la censure partielle du Conseil constitutionnel, une atteinte grave aux libertés publiques et à l’équilibre des pouvoirs". En février 2019, des experts indépendants des Nations Unies avaient aussi exprimé leurs "vives préoccupations" et dénoncé plusieurs dispositions pouvant "conduire à des dérives extrêmement graves" pour le droit de manifester.