La CEDH pourrait imposer la polygamie aux Etats européens ? C'est trompeur

La Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) est souvent accusée par ses détracteurs de vouloir provoquer des changements sociétaux en Europe. Début novembre, de nombreux comptes sur les réseaux sociaux ont ainsi affirmé qu'elle pourrait imposer insidieusement la reconnaissance des unions polygames aux pays signataires de la Convention européenne des droits de l'Homme, à la faveur d'une affaire qui lui a récemment été soumise. Mais sa jurisprudence a plusieurs fois réaffirmé le droit des Etats à interdire la polygamie, ont expliqué à l'AFP deux juristes spécialisés. Par ailleurs, si un arrêt peut conduire le pays concerné à réexaminer la décision de ses juridictions dans une affaire précise, voire à modifier sa législation, la CEDH ne peut rien imposer.

"Dérive", "Légalisation implicite", "indifférentisme culturel mortifère", "trahison" des "juges rouges"... De nombreux internautes accusent la CEDH de préparer le terrain à une légalisation de la polygamie qui serait ensuite imposée à tous les Etats signataires, au nom selon eux de la supériorité des normes européennes sur les Constitutions nationales. 

Ils font référence à une affaire précise: saisie par un avocat yéménite réfugié aux Pays-Bas, qui demande le regroupement avec les enfants issus de son mariage religieux avec deux femmes (en plus d'une troisième vivant actuellement aux Pays-Bas), celle-ci "pourrait ouvrir la voie" à la reconnaissance de la polygamie "au nom du droit à la vie familiale", s'émeut un internaute dans une publication sur X partagée plus de 2.000 fois, en concluant sommairement : "L'Europe part en couille"

Médiatisée à la suite d'une tribune publiée dans le Journal du Dimanche par Grégor Puppinck, lobbyiste représentant un groupe d'influence chrétien conservateur, l'histoire a été rapidement relayée sur les réseaux : on la retrouve reprise sur des comptes X (1, 2, 3), dont certains habitués à diffuser des informations fausses ou trompeuses, et sur Facebook (1, 2, 3).

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Captures d'écran réalisées sur X et Facebook le 20 novembre 2025. Croix orange ajoutée par l'AFP.

Totalisant des milliers de partages et des millions de vues, le récit est diffusé en plusieurs langues, en anglais, italienespagnol, allemand, polonais et norvégien.

On la retrouve également en dehors des réseaux sociaux dans des médias comme France-Soir, Tocsin ou Sud Radio

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Captures d'écran réalisées sur le site de Sud Radio et la page YouTube du média Tocsin, le 19/11/2025.

Elle a aussi été reprise par des personnalités politiques : le chef du parti eurosceptique UPR François Asselineau a consacré un billet de blog et une vidéo à la "manoeuvre juridique d'une perfidie consommée", partie selon lui d'une "offensive bien plus large pour imposer la polygamie sur notre continent" (lien archivé ici). Celui-ci va même plus loin, estimant que dans la foulée de l'affaire, la Cour pourrait "considérer qu'il faut aussi autoriser le mariage avec des jeunes enfants non pubères" ou "des animaux". 

Le député Renaissance des Yvelines Charles Rodwell s'est lui aussi ému dans une tribune dans le Journal du Dimanche que la Cour accepte d'examiner le contentieux: "Cette décision constituerait la folie de trop de la part d'une instance qui, depuis trop longtemps, dévoie totalement la Convention européenne des droits de l’Homme", y déclare le député, pour qui la France devrait "immédiatement refuser d'appliquer" cette décision au cas où la Cour tenterait de lui imposer la légalisation de la polygamie (liens archivés ici). 

Mais ces craintes sont très exagérées selon deux spécialistes du fonctionnement et de la jurisprudence de la CEDH, interrogés par l'AFP: car la CEDH n'a pas le pouvoir d'imposer un changement de législation à l'ensemble des pays européens, ni même à un seul et car elle a déjà fait valoir à plusieurs reprises la souveraineté des Etats en matière législative sur ce sujet, y compris en restreignant le droit au respect de la vie familiale au nom de la lutte contre la polygamie.

L'affaire "A.A. contre les Pays-Bas"

"Pour la première fois, la Cour (...) va se prononcer sur la polygamie", écrit Grégor Puppinck dans sa tribune, qui mêle arguments juridiques et considérations d'ordre moral et philosophique et accuse la CEDH de ne pas réussir à "déjouer sa propre instrumentalisation". Selon lui, elle va "saper l'un des fondements culturels du pays, l'interdit de la polygamie", en acceptant d'évaluer la requête déposée par un ressortissant yéménite réfugié aux Pays-Bas (liens archivés ici et ici). 

Selon son raisonnement, même si la Cour ne se prononce pas formellement sur la polygamie dans cette affaire, elle pourrait se prononcer "sur la situation des enfants" et "ce faisant, elle accepterait implicitement que la polygamie n'est pas un motif suffisant pour refuser le regroupement". 

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Capture d'écran du site web du Journal du dimanche, réalisée le 20/11/2025.

L'étude de la requête telle qu'elle est enregistrée sur le site de la CEDH permet de retracer l'historique du cas : les Pays-Bas ont accordé le statut de réfugié au requérant, ressortissant yéménite, ainsi qu'à sa femme et à leurs huit enfants. Sa demande d'extension du permis de résidence à ses deux autres femmes et aux enfants nés de leurs mariages au Yémen a en revanche été refusée, la loi néerlandaise disposant que le regroupement familial n'est possible que dans le cadre d'un mariage unique. Le requérant a donc déposé un recours devant la Cour européenne des droits de l'homme.

La CEDH est une juridiction du Conseil de l'Europe dont le rôle est de veiller au respect de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales par les Etats qui l'ont ratifiée. Elle se compose d'un collège de 46 juges, soit un par pays signataire (un périmètre donc bien plus large que celui de l'Union européenne), qui siègent pour une durée de neuf ans non renouvelable. 

Dans le cadre de l'affaire en question, la CEDH a accepté d'évaluer si la décision des tribunaux néerlandais ne portait pas atteinte à l'article 8 de la Convention, qui garantit "le droit à la vie privée et familiale" (lien archivé ici).

La Cour ne s'était pas prononcée au moment de la parution de notre article, ni n'avait indiqué de date pour sa décision dans cette affaire. Les affirmations lui prêtant sur les réseaux sociaux une volonté de "légalisation" de la polygamie en Europe ne relèvent donc que de la spéculation. 

L'affaire en est pour l'instant au stade des examens et questions préliminaires: la décision pourrait donc ne pas être connue avant des mois, voire des années, et non "dans quelques semaines" comme on peut le lire dans certains articles

La CEDH s'est prononcée plusieurs fois sur des affaires de polygamie

Il existe des précédents d'évaluation de situations de polygamie à l'aune de la Convention, et notamment dans le cadre de procédures visant à obtenir le regroupement familial d'enfants nés de ces unions, comme dans le cadre de l'affaire en cours. 

En 1992, l'ancienne Commission chargée de présenter les requêtes à la Cour avait débouté un ressortissant étranger réfugié aux Pays-Bas dans une affaire comparable, estimant que "l'Etat contractant ne peut être tenu, au regard de la Convention, de reconnaître pleinement les mariages polygamiques qui sont contraires à son propre ordre juridique" (lien archivé ici).

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Extérieur du bâtiment abritant la Cour européenne des droits de l'Homme, le 24 janvier 2018. (AFP / FREDERICK FLORIN)

La Cour a aussi rendu des décisions récentes et sans ambiguïté en faveur du droit des Etats à interdire la polygamie, retrace Nicolas Hervieu, professeur à l'Ecole de droit de Sciences Po et spécialiste du droit des libertés (lien archivé ici).

"Dans un arrêt de la Grande Chambre de 2010 [formation de 17 juges de la CEDH qui rend des décisions sur les cas d'une "exceptionnelle portée juridique", NDLR] (...) la Cour européenne valide le refus d'un Etat de reconnaître juridiquement un mariage exclusivement religieux en retenant que 'l'égalité des sexes dans la jouissance des droits civiques, notamment en matière de divorce et de succession, ainsi que l'interdiction de la polygamie' relèvent de 'buts légitimes que sont le maintien de l'ordre public et la protection des droits et libertés d'autrui'", indique M. Hervieu.

Un principe à nouveau rappelé dans des arrêts de la Grande Chambre de 2003 et de 2016, cette dernière affaire portant spécifiquement sur le regroupement familial, où la Cour retient le fait que "certains pays prévoient des conditions particulières visant par exemple à prévenir la polygamie ou le trafic d'êtres humains" pour justifier la dissolution d'un parti politique prônant l'instauration de la charia (liens archivés ici et ici).

"La Cour est particulièrement hermétique à la polygamie, qu'elle considère même comme attentatoire à un droit conventionnel, à savoir l'égalité entre les femmes et les hommes", indique Nicolas Hervieu (lien archivé ici). 

Au fil des décennies et à mesure que les sociétés de la plupart des pays signataires de la Convention évoluaient sur les questions sociétales, la Cour a bien étendu la définition de la famille pour protéger des unions non-traditionnelles, au sens de l'union entre un homme et une femme par le biais du mariage : elle prend désormais en compte les unions de couples hétérosexuels non mariés, les couples homosexuels mariés ou non, les unions civiles telles que le Pacte civil de solidarité (Pacs)...

"Mais jamais au grand jamais elle n'a esquissé un quelconque geste visant à donner le sentiment qu'elle pourrait aller jusqu'à protéger des formes de conjugalité qui heurtent l'ordre public de l'Etat concerné", selon Nicolas Hervieu, pour qui "elle n'a donc jamais considéré que la notion de famille puisse s'étendre à une famille polygame".

Un droit "très faible" au regroupement familial pour la CEDH

Concernant le regroupement familial, outre les jurisprudences successives, la Cour a rappelé dans une décision datant de 2021 que "les Etats ont le droit, sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, de contrôler l'entrée et le séjour des non-nationaux sur leur sol" et que "la Convention ne garantit pas le droit pour un étranger d'entrer ou de résider dans un pays particulier", renvoyant là encore la compétence aux Etats.

Rien n'indique donc que la Cour européenne des droits de l'Homme déduirait automatiquement un droit au regroupement familial d'enfants nés d'unions polygames, ni que le requérant pourrait ensuite aisément demander le regroupement des mères et épouses concernées, comme le suggèrent certains.

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Capture d'écran de la Convention européenne des droits de l'homme sur le site de la CEDH réalisée le 21 novembre 2025.

"La Cour a toujours refusé de conférer une forte portée au droit au respect de la vie familiale comme vecteur de regroupement familial", note Nicolas Hervieu. "C'est la jurisprudence de notre droit français, qui garantit le droit au regroupement familial, mais la CEDH ne protège, elle, qu'une version très faible et très dégradée de ce droit". "La Cour européenne considère qu'il n'y a matière à envisager une condamnation d'un Etat pour violation du droit au regroupement familial que quand la jurisprudence ou la législation de l'Etat concerné est appliquée de façon discriminatoire, ou de façon excessive", explique-t-il.

La Cour ne peut pas étendre une de ses décisions à l'ensemble des Etats

Selon le récit poussé par les publications trompeuses, la CEDH pourrait reconnaître le droit au regroupement familial du requérant et cela reviendrait par ricochet à reconnaître de fait la polygamie, une reconnaissance qui s'imposerait ensuite selon ces publications à tous les pays européens signataires de la Convention. 

C'est le scénario qu'esquisse par exemple l'animateur Philippe David dans une émission de Sud Radio intitulée "La polygamie bientôt légalisée en Europe...", datée du 12 novembre : il affirme que la Cour pourrait "valider la demande", et que "si tel était le cas, l'acceptation de la polygamie dès lors qu'elle a eu lieu hors d'un pays de l'Union européenne s'appliquerait de facto à tous les Etats européens".

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Intérieur de la Cour européenne des droits de l'homme à Strasbourg, le 7 février 2019. (AFP / FREDERICK FLORIN)

Mais la CEDH ne peut pas contraindre les Etats à modifier leur droit conformément à ses décisions, comme l'explique Sébastien Touzé, président du département de droit public et de science politique de l'université Paris-Panthéon-Assas (lien archivé ici). "Le rôle de la Cour européenne est uniquement de déterminer si les Etats, dans certaines situations, ont respecté ou non les droits et les libertés qui sont garantis par la Convention", explique-t-il. 

La décision rendue par la CEDH sur une requête qui lui est présentée ne vaut que pour les parties concernées, c'est-à-dire le ou les requérants d'une part, et l'Etat concerné par le recours d'autre part. Sur des questions de société (interruption volontaire de grossesse, mariage de même sexe, euthanasie...), à propos desquelles il existe une grande diversité de sensibilités et de législations différentes dans les pays européens, la Cour renvoie systématiquement à l'appréciation des autorités internes, pointe Sébastien Touzé. 

Par exemple, "lorsque la Cour a considéré que la législation grecque interdisant le mariage entre personnes de même sexe n'était pas conforme, elle l'a fait sur un terrain strictement juridique, sur la base de la discrimination qui était présente dans le cadre de la loi, mais elle n'a pas généralisé ce principe", et n'a pas obligé l'ensemble des Etats à autoriser le mariage entre personnes de même sexe, fait valoir le juriste (lien archivé ici). 

En cas de violation des droits d'un requérant constaté par la Cour, ce dernier peut demander un réexamen de son affaire dans le pays en question, ou se voir accorder une indemnisation fixée par la juridiction européenne. Un arrêt de la Cour, s'il constate une non-conformité du droit national avec la Convention, peut aussi conduire à des modifications de législation nationale.

Mais l'exécution de ces arrêts n'a jamais rien d'automatique: c'est au pays concerné d'y procéder selon son bon vouloir. Autrement dit, les arrêts de la Cour n'ont pas de force exécutoire : les Etats parties à la Convention se sont engagés à s'y conformer, mais s'ils ne le font pas, la CEDH n'a pas les moyens de les y obliger.

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Capture d'écran de l'article du Code civil portant sur l'interdiction de la polygamie en France, réalisée le 25/11/2025.

La CEDH régulièrement ciblée par des infox alarmistes

La Cour européenne des droits de l'homme est régulièrement attaquée sur la base des requêtes qu'elle accepte d'examiner.

En 2018, une affaire traitée par la CEDH avait conduit un petit nombre de commentateurs à s'insurger de ce que la Cour s'apprêterait à légaliser l'application de la charia en Europe, ou que l'euthanasie serait imposée de jure à toute l'Europe en 2023. Mais la Cour avait une fois encore renvoyé la compétence aux Etats pour décider de la conformité du droit de succession islamique avec la loi, et du cadre dans lequel pourrait être mise en place l'aide à mourir.

L'AFP a précédemment vérifié d'autres affirmations trompeuses visant la CEDH et d'autres institutions européennes, ici ou

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