
La Russie, un pays sans dette ? C'est faux
- Publié le 30 avril 2025 à 15:21
- Lecture : 8 min
- Par : Monique NGO MAYAG, AFP Sénégal, AFP Afrique
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Depuis le début de la guerre en Ukraine en 2022, la désinformation prorusse s’est intensifiée sur les réseaux sociaux. Récemment, l’essayiste franco-suisse d’extrême droite Alain Soral, condamné notamment pour diffamation et injures, a affirmé sur YouTube que la Russie "n’a plus aucune dette". Cette affirmation a été largement reprise sur les réseaux sociaux français, mais aussi en Afrique de l’Ouest, où la désinformation prorusse est très présente. Mais c’est faux : la Russie demeure bel et bien endettée, selon des experts interrogés par l’AFP et les chiffres de différentes institutions financières, même si son endettement reste modéré par rapport à d'autres pays.
"Poutine, son pays n'a plus aucune dette, il a remboursé la totalité de la dette depuis plusieurs années", soutenait fermement l’essayiste franco-suisse Alain Soral mi-décembre 2024, lors d’un direct de plusieurs heures diffusé sur la chaîne YouTube d'un influenceur d'extrême droite (à partir de la 41ème min, archivé ici).
Alain Soral, condamné à multiples reprises pour incitation à la haine, diffamation, injures antisémites ou encore attaques homophobes, affirmait lors de ce direct que le président russe détiendrait le "vrai pouvoir" car il ne "dépend plus du banquier", contrairement aux démocraties occidentales, ces "obligées de la banque".
Un court extrait de 48 secondes se concentrant sur ces propos est devenu viral dans le courant du mois d’avril 2025 sur les réseaux sociaux français (comme archivé ici et ici), mais aussi en Afrique de l’Ouest (1,2).
Cette vidéo abrégée a ainsi été reprise le 18 avril 2025 par la page Facebook basée au Burkina Faso "La voix du peuple", dans une publication cumulant des centaines de commentaires et plus de 12.000 mentions "j’aime" (archivée ici).

Son discours élogieux à l’égard de la Russie, présentée comme un pays ami de la démocratie, est favorablement commenté par de nombreux internautes. "Vive papa Poutine, l’homme fort, l’homme intègre", écrit l’un d’eux sous la publication de "La voix du peuple".

Mais l’affirmation selon laquelle la Russie serait un pays sans dette est fausse.
Dette de plus de 300 milliards d’euros en 2024, selon des sources officielles russes
"La Russie n'a nullement remboursé sa dette", affirme à l’AFP Julien Vercueil, économiste français spécialiste de la Russie et des pays post-soviétiques, précisant qu'"aucune des principales catégories de dette de la Russie (intérieure et extérieure) n’arrive à échéance en 2024-2025".
Plusieurs données officielles "issues de la Banque centrale russe elle-même montrent que le pays est endetté, et ce depuis plusieurs années", souligne son confrère Joseph Siegle, directeur de la recherche au Centre d’études stratégiques de l'Afrique, rattaché à l'Université de la défense nationale américaine.
Différentes institutions officielles russes avancent des chiffres qui diffèrent légèrement concernant la dette de la Russie, mais qui gravitent tous autour du même ordre de grandeur.
Selon le dernier rapport de la Cour des Comptes russe, la dette totale de la Russie représentait fin 2024 environ 14,5% du PIB, soit 29.040,7 milliards de roubles ou 312,2 milliards d'euros au taux de change actuel (données disponibles en russe p.17) .
Le ministère des Finances avance un chiffre approchant dans son projet de loi de finances pour les années 2025-2027 : il y estime p.3 que la dette russe s'élevait fin 2024 à 30.768 milliards de roubles (330,7 milliards d’euros au taux de change actuel), soit 15,7% du PIB. Dans le détail, elle se composait d'une dette extérieure - détenue par des acteurs situés en dehors du pays - de 5.819,8 milliards de roubles (62,6 milliards d'euros) et d'une dette intérieure - détenue par des acteurs sur place - de 24.948,9 milliards de roubles (268,2 milliards d’euros).

Encadré et traduction en rouge rajoutés par la rédaction de l'AFP
Et cette dette n'a pas été remboursée entre temps, puisque le projet de loi de finances estime qu'elle s'élèvera fin 2025 à 35.411 milliards de roubles (environ 380,6 milliards d’euros), soit 16,5% du PIB.
Cependant, "selon certaines estimations indépendantes, la dette russe était plus proche de 400 milliards" d’euros dès 2024 "et représenterait plus de 19% du PIB", souligne Joseph Siegle.
Évaluation plus élevée pour les organismes internationaux
La cause de ces écarts dans les estimations ? Un périmètre de calcul différent, explique son collègue Julien Vercueil, précisant que le Fonds Monétaire International (FMI) inclut par exemple "la dette des entreprises privées et celle des gouvernements locaux" dans son calcul.
Le FMI estimait ainsi que la dette de la Russie s’élevait en 2024 à 20,3% de son PIB, ce qui correspond pour cette année à 40.833 milliards de roubles, soit environ 438,9 milliards d’euros (au taux de change actuel). L’institution prévoit à ce stade pour 2025 une dette équivalant à 21,4% du PIB russe.
La Banque mondiale n'a pas encore publié son évaluation pour l'année 2024, mais estimait que la dette de la Russie s'élevait déjà en 2023 à 19,0% de son PIB, un taux proche de celui avancé par le FMI pour cette même année (19,5% du PIB, soit 33.568 milliards de roubles de dette, ou 360,8 milliards d'euros au taux de change actuel).
Même si elles sont légèrement supérieures, ces données issues d’institutions économiques internationales donnent des ordres de grandeur similaires à celles de la Russie, prouvant bien que le pays est toujours endetté.
Loin d’être remboursée, la dette russe continue d’ailleurs d’augmenter (+13,5% en 2024, selon les chiffres du ministère russe des Finances), notamment en raison des fortes dépenses militaires engagées par la Russie pour continuer son invasion en Ukraine.
Une dette "modérée" ?
Pour autant, la dette du Kremlin reste relativement maîtrisée, comparée à celle de pays comme la Grèce (153,6% du PIB à fin décembre 2024 selon Eurostat), l’Italie (135,3 % du PIB) ou encore la France (113,0 % du PIB).
Une dette modérée n’est pas nécessairement alarmante. Être un pays sans aucune dette "serait une catastrophe", indiquait ainsi l’économiste Emilie Laffiteau dans une précédente vérification de AFP Factuel sur la dette du Mali, car "la dette publique est un outil fondamental pour financer le développement et les investissements nécessaires".
"Officiellement, la dette publique de la Russie est relativement faible en pourcentage du PIB", confirme Joseph Siegle, "toutefois, cela ne tient pas compte des méthodes hors budget utilisées par la Russie pour financer la guerre".
Selon le chercheur, les banques russes sont désormais "très vulnérables" car elles ont été contraintes par l’Etat d’accorder des prêts à des entreprises mobilisées pour la guerre, à taux très élevés. Si ces entreprises "ne sont pas en mesure de rembourser", cela pourrait avoir "des conséquences en cascade sur le secteur privé et entraîner l'effondrement des banques russes".
"La Russie a travaillé dur pour maintenir l'image d'une économie résiliente et d'une dette gérable", estime M. Siegle, mais en réalité, "l'économie russe est loin d'être stable".
Désinformation prorusse
Pour Jacob Mahlangu, doctorant en sciences politiques à l’Université de Pretoria, ce genre de "narratif" d’une Russie sans dette et très stable économiquement, largement vantée par son président Vladimir Poutine, marche en Afrique francophone car le pays y bénéficie d'une réputation de super puissance économique, en raison de "l’histoire économique et politique que le continent africain partage avec" lui.
La Fédération a en effet aidé financièrement par le passé certains pays africains lors de leurs indépendances, rappelle le chercheur. Si bien que le Kremlin est depuis considéré comme "une main secourable", plus "généreuse" par exemple que le FMI, car conditionnant moins ses aides.
Tout cela constitue un terreau fertile à la désinformation prorusse, au moment où de nombreux pays africains tournent le dos aux anciennes puissances coloniales (France, Belgique, Royaume-Uni) et cherchent de nouveaux alliés, d’autant que la Russie est "largement dépeinte" sur le continent comme “le pôle opposé à l’Occident”, selon M. Mahlangu.
Ce terrain est ensuite largement exploité par des réseaux organisés comme African Initiative ou bien le projet Lakhta (structure liée à Evguéni Prigojine et à l'ancien groupe de mercenaires russes Wagner), dont les vagues de désinformations prorusse sur le continent africain ont été largement documentées. Ce projet est ainsi "à l’origine de nombreuses campagnes" de désinformation ciblant la France en Afrique, mais aussi sur son propre territoire, notait en février Viginum, l'agence française de cybersécurité (rapport archivé ici).
L’AFP a vérifié plusieurs fausses affirmations véhiculés par des comptes prorusses en Afrique, comme ici, ici et ici.