Non, cette photo d'un naufrage de migrants n'a pas été manipulée pour "apitoyer le citoyen"
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- Publié le 21 août 2018 à 15:30
- Mis à jour le 29 août 2018 à 01:28
- Lecture : 5 min
- Par : Rémi BANET, Luana SARMINI-BUONACCORSI
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"Il fait 7 mètres de haut, il marche sur l'eau comme Moïse ou comme dab, on nous prend pour des cons..." : cette publication Facebook, partagée près de 30.000 fois depuis le 9 août, montre un groupe d’une vingtaine de naufragés à la dérive.
En haut à droite de l’image, un homme en noir, dépourvu de gilet de sauvetage, se tient droit, légèrement appuyé sur l’épaule droite de son voisin, la partie supérieure du corps à la verticale au dessus des flots.
Comme cet internaute, de nombreux autres ont mis en cause ces dernières années l’authenticité de cette photo, d'aucuns accusant des journalistes d’avoir "mis en scène" cette image pour "apitoyer le citoyen" sur le sort des migrants.
Une recherche inversée* permet cependant de remonter jusqu’à la photo originale (ci-dessous) et jusqu’à des articles de presse (lien en turc) faisant état de ce naufrage survenu mercredi 16 décembre 2015 en mer Egée entre Bodrum (Turquie) et l’île grecque de Kos, située à moins de cinq kilomètres des côtes turques les plus proches.
Surtout, une vidéo du sauvetage tournée par les gardes-côtes turcs, prise d'un autre angle, permet d’authentifier la photo : l’homme en noir se tenant debout sur la photo accusée d’avoir été manipulée y apparaît sur la droite de l'image, dans la même position (voir ci-dessous).
"Ce qui est étonnant sur la vidéo et la photo, c’est que la seule personne qui soit au-dessus des flots est une des deux seules qui ne portent pas de gilet de sauvetage", concède Bernard Barron, président de la station de sauvetage en Mer (SNSM) de Calais, à qui nous avons soumis la vidéo des gardes-côtes turcs.
Il reconnaît même avoir "pensé qu’il pouvait s’agir d’une supercherie" en voyant passer cette image par le passé.
"Mais quand je regarde la vidéo [qu’il n’avait jamais visionnée jusqu’ici, NDLR], on constate la présence d’un débris sur la droite de l’image, qui flotte entre deux eaux (voir capture d'écran ci-dessous). Si ce débris est ce que je pense, une planche, il se peut que l’homme en noir soit à la califourchon dessus. Il se peut que des personnes sur la droite de l’image soient appuyées sur ce débris, qui sinon flotterait à la surface", estime-t-il.
"S’il s’agit d’un bateau de pêche, et qu’il est couché de côté, il se peut aussi, selon la profondeur de l’eau, que l’homme en noir se tiennent debout sur la coque", ajoute M. Barron.
Un bateau de pêche comme ceux régulièrement utilisés par les passeurs pour la traversée de la mer Egée peut prendre "plusieurs heures" pour couler, fait remarquer le sauveteur en mer.
Selon un communiqué des gardes-côtes turcs daté du 16 décembre 2015 (voir ci-dessous), ces derniers ont été prévenus à 06H59 de la présence en mer d'un groupe de migrants à 3,9 milles marins (7,2 kilomètres) au sud-est de l'île de Karaada, au large de Bodrum. Le communiqué ne précise pas si l'embarcation se trouvait alors en difficulté.
Les gardes-côtes, selon ce document, sont arrivés sur place à 07H56 et ont secouru environ 60 personnes. 4 corps ont été retrouvés : ceux de trois bébés, dont un âgé de 5 mois, et celui d'une fillette, dont l'âge n'est pas précisé.
Contactés mardi pour plus de précisions sur l'horaire du naufrage de l'embarcation et sur la présence, ou non, de l'épave du bateau sous les pieds des migrants, les gardes-côtes turcs n'avaient pas répondu à notre demande au moment de la publication.
"Il ne s’agit manifestement pas d’un naufrage soudain, sachant que les naufragés ont eu le temps de revêtir leur gilet de sauvetage", juge Bernard Barron. "Sur les images que l’on voit habituellement des bateaux de migrants en mer Egée, on ne les voit que rarement vêtus de gilets. Or, là, il s’agit d’anciens modèles de gilets de sauvetage, qui prennent du temps à revêtir, notamment sur les enfants."
Un autre élément permet selon lui de supposer que "le naufrage venait apparemment de se produire" : "les rescapés sont encore groupés autour de ce qui semble rester de l'épave de leur bateau, comme en atteste la présence d’un débris. Or, même par temps calme - ce qui semble avoir été le cas au vu de la vidéo - les courants dispersent très vite les naufragés”, conclut-il.
*Sur le navigateur Google Chrome, il suffit pour cela d'effectuer un clique droit sur l'image, puis de cliquer sur "Rechercher une image avec Google"