Les journalistes sont-ils “des justiciables comme les autres” ? Non, pas dans le cadre de leurs fonctions

La porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye a affirmé jeudi 23 mai sur Europe 1 que “les journalistes sont des justiciables comme les autres”, après la convocation de la journaliste du Monde Ariane Chemin à la DGSI dans le cadre de l’affaire Benalla. C'est faux, le journaliste n’est pas un justiciable comme les autres lorsqu'il est dans l'exercice de ses fonctions : il bénéficie de certaines dérogations et protections.

En tant que personne civile et pour les infractions qu'il commet à titre personnel, un journaliste doit en effet répondre de ses actes au même titre que tous les autres citoyens. Pour des faits de droit commun, il n'y a aucune distinction, comme l'a par exemple montré l'arrestation de Gaspard Glanz, journaliste indépendant et fondateur de Taranis News, pour "outrage à personne dépositaire de l’ordre public".

Cependant, dans le cadre de son travail de journaliste, il n'est pas soumis à l'institution judiciaire de la même façon que les autres Français.

"Premièrement, il a le droit au secret de ses sources donc certaines investigations sur l’origine de ces informations, ne peuvent pas être poursuivies à son encontre", a expliqué à l'AFP le 24 mai Christophe Bigot, avocat spécialiste du droit de la presse. 

Que dit la loi ?

Selon l'article 60-1 du code de procédure pénale, “toute personne, établissement ou organisme privé ou public [...] susceptibles de détenir des informations intéressant l’enquête” peut être en effet forcé “par tout moyen” de remettre ces informations à la justice, “sans que puisse lui être opposé, sans motif légitime, l’obligation au secret professionnel”.

Cependant, “ne peuvent être versés au dossier les éléments obtenus par réquisition prise en violation de l’article 2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse”, précise l’article, soulignant ainsi que le journaliste n’est pas un justiciable comme les autres.

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Capture d'écran de l'article 60-1 du code de procédure pénale, sur le site Legifrance

L'article 2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, dans sa version amendée de janvier 2010 (loi Dati) précise que "le secret des sources des journalistes est protégé dans l'exercice de leur mission d'information du public".  Le journaliste n'est donc pas tenu de livrer à la justice tous les éléments qui pourraient faire avancer son enquête, contrairement aux autres justiciables. 

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Capture d'écran de l'article 2 de la Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, depuis le site Legifrance

Selon cette loi de 2010, il est possible de porter atteinte à ce secret des sources "si un impératif prépondérant d'intérêt public le justifie", notion déjà controversée à l'époque pour le caractère flou de l'expression "impératif prépondérant". 

Rien n'oblige un journaliste à révéler ses sources

Un journaliste aura toujours la possibilité de refuser de répondre, insiste Christophe Bigot.

De quelle manière peut-on alors porter atteinte à la protection des sources ? Quand il est jugé d’intérêt public d'aller à l'encontre du secret, "le juge d’instruction pourra se faire remettre ses fadettes," pour rechercher les sources. Le terme "fadette" désigne les factures téléphoniques détaillées transmises par les opérateurs de téléphonie mobile."Si par exemple, un journaliste révèle un plan d’attaque de la Syrie deux jours avant qu'il soit déclenché, là on aurait le droit de savoir qui lui a remis," explique à l'AFP Christophe Bigot.

La liberté d'informer prime parfois sur la loi

Outre le secret des sources, le journaliste n'est pas un "justiciable comme les autres" car "parfois la liberté d’expression va avoir une valeur supérieure à un texte pénal", a expliqué à l'AFP M. Bigot. 

"Dans ce cas-là, une balance des intérêts est faite par le juge qui considérera que, même si un texte de loi a été violé, le journaliste avait raison de le violer pour des impératifs de liberté de l’information", précise-t-il. 

"Le secret défense est prévu par un texte purement français alors que la liberté d’expression est prévue par un texte européen, donc la liberté d’expression prime - dépendant de l’appréciation des intérêts en présence," ajoute-t-il.

La liberté d'expression est en effet garantie par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.

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Article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme

Une journaliste du Monde convoquée pour avoir violé l'anonymat d'un membre des forces spéciales

La journaliste Ariane Chemin a été convoquée à la DGSI pour "révélation de l'identité d'un membre des unités des forces spéciales", dans le cadre de son enquête sur l'affaire Benalla : il s'agit d'un sous-officier de l'armée de l'air, Chokri Wakrim, compagnon de l'ex-cheffe de la sécurité de Matignon, Marie-Élodie Poitout. 

Après les révélations de Libération deux jours plus tôt, Ariane Chemin avait publié à son tour un article le 8 février sur les liens du couple Wakrim-Poitout avec Alexandre Benalla.

Elle y décrivait M. Wakrim comme "un sous-officier de l'armée de l'air de 34 ans, qui a occupé un poste de comptable au commandement des opérations spéciales, lequel gère les unités d'élite engagées dans des opérations militaires".

Dans le cas d'Ariane Chemin, le parquet de Paris n'a pas ouvert de sa propre initiative une enquête, ni sur une plainte de l'exécutif. Selon des sources concordantes, cette enquête fait suite à une plainte déposée mi-avril par Chokri Wakrim. 

“Dans le cadre du secret de la défense militaire, il y a un certain nombre d’obligations qui pèsent sur tous les citoyens et on ne peut pas dévoiler l’identité d’un agent qui appartient aux forces spéciales”, avait déclaré Sibeth Ndiaye lors de son interview jeudi sur Europe 1. 

Ce délit est en effet prévu par l'article 413-14, introduit dans le chapitre du code pénal sur les atteintes à la Défense nationale, et créé par la loi n°2016-483 du 20 avril 2016. Il indique que "la révélation ou la divulgation de toute information qui pourrait conduire à l'identification d'une personne comme membre des unités des forces spéciales" est punie de "cinq ans d'emprisonnement et de 75. 000 € d'amende.”

Les personnes concernées par cette préservation de l'anonymat sont désignées dans un arrêté du 20 octobre 2016. On y trouve notamment le bureau des forces spéciales de l'air.

 Ces textes font en fait partie de la loi relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires, pour laquelle le gouvernement Valls avait engagé la procédure accélérée le 31 juillet 2015. 

Comme le rappelle le journaliste Marc Rees sur Twitter, cet amendement avait été proposé le 28 novembre 2015, soit quelques jours après les attentats sanglants du 13 novembre 2015 qui ont fait 130 morts à Paris et en région parisienne, par le gouvernement de Manuel Valls. 

Ariane Chemin pourrait ne pas être soumise à cette obligation de respecter l'anonymat de M. Wakrim, si la "nécessité d'informer" était plus forte que l'atteinte faite à son anonymat. "C’est au juge d’apprécier la balance des intérêts dans cette affaire", explique Christophe Bigot. 

"Il paraît plus important de faire prévaloir la liberté d’information dans une affaire qui met en cause l'Elysée, plutôt que d'avoir respecté le secret de son ancienne appartenance aux forces spéciales en tant que comptable”, juge l'avocat spécialisé en droit de la presse. 

Des précédents en France

La convocation de Mme Chemin à la DGSI intervient après celle de sept autres journalistes du site Disclose, de Radio France et de l'émission "Quotidien" de TMC, ayant pour point commun d'avoir enquêté sur l'utilisation d'armes françaises au Yémen. Elle a soulevé une vague de protestations de journalistes et de personnalités politiques, qui y voient une atteinte au droit d'informer. 

"Le secret-défense ne saurait être opposé au droit à l'information, indispensable à un débat public digne de ce nom, ni servir d'épée de Damoclès pour dissuader les journalistes d'enquêter", a réagi un collectif d'une trentaine de sociétés des journalistes (SDJ), dont celles de l'AFP.

Pour Bertin Leblanc, rédacteur en chef de Reporters sans Frontières, interrogé le 24 mai à l'AFP, "on est clairement dans une accélération inédite, une stratégie d’intimidation des médias et de leurs sources. C’est sans précédent." 

Pour RSF, il s'agit "d'une stratégie d’intimidation des médias à l’oeuvre dans les services de la sécurité intérieure."

En France, en janvier 2018, alors que Challenges avait révélé que Conforama avait été placé sous mandat ad hoc, le tribunal de commerce avait ordonné le retrait de l’article incriminé du site de l’hebdomadaire. Comme le montre cette dépêche AFP, Vincent Beaufils, directeur de la publication, avait comparé cette mesure aux "procédures baillon" qui visent à décourager des journalistes d'enquêter sur des particuliers ou des entreprises.

"On constate une accélération inédite en France mais aussi aux Etats-Unis de procédures contre le secret des sources. Il y a une contestation globale du journalisme d’enquête", estime le rédacteur en chef de Reporters sans Frontières.

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