Non, les Pandora Papers n'ont pas mis au jour 11.300 milliards de dollars d'évasion fiscale

Depuis les premières révélations des Pandora Papers, le chiffre de "11.300 milliards de dollars" est présenté sur les réseaux sociaux comme le montant dissimulé par près de 330 personnes mises en causes par cette vaste enquête journalistique ou comme une estimation de la fraude fiscale mondiale. Ce montant provient en réalité d'une évaluation par l'OCDE du total des avoirs placés sur des comptes "offshore", dont une partie l'a été en toute légalité.

Depuis les premières révélations des Pandora Papers, vaste enquête coordonnée par le Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ) ayant mis au jour des pratiques d'évasion fiscale de près de 330 dirigeants, milliardaires et stars, un chiffre a été partagé des milliers de fois sur les réseaux sociaux : "11.300 milliards de dollars".

 Ce chiffre colossal, qui représente plus de quatre fois le PIB de la France, a été présenté par de nombreuses personnalités politiques, notamment de La France Insoumise (LFI), comme la somme dissimulée dans les paradis fiscaux par les centaines de personnalités épinglées par l'ICIJ et ses médias partenaires sur le globe.

"L'affaire du moment s'appelle les Pandora Papers (...) cette fois, on parle carrément de la dissimulation de 11.300 milliards de dollars, c'est presque le PIB de l'Union européenne", a ainsi déclaré le député LFI Eric Coquerel devant l'Assemblée nationale le 5 octobre.

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Cette somme a également été relayée sur Twitter et Facebook comme une estimation "de la fraude fiscale mondiale" pour l'année 2019.

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Capture d'écran prise le 06/10/2021
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Capture d'écran prise le 06/10/2021

 

 

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Capture d'écran prise sur Twitter le 06/10/2021

D'où vient ce chiffre ?

Ce chiffre apparaît bien dans l'enquête publiée le 3 octobre par l'ICIJ. Le consortium explique que, d'après une expertise de l'OCDE parue en 2020, "au moins 11.300 milliards de dollars sont détenus sur des comptes 'offshore'", soit environ 10.000 milliards d'euros.

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Capture d'écran prise 05/10/21 sur le site de l'ICIJ

Les comptes "offshore" sont domiciliés dans un pays ou un territoire où le bénéficiaire ne réside pas et où les avantages sont souvent de trois ordres : opacité, régulation souple et fiscalité faible ou inexistante.

Il n'est pas interdit de créer une société ou d'ouvrir un compte "offshore", le tout étant de la déclarer aux autorités fiscales de son pays de résidence et de s'acquitter le cas échéant d'impôts sur ces actifs. Or, dans les révélations des Pandora Papers, se mêlent des cas de dissimulations présumées de ces montages aux autorités portant sur plusieurs millions de dollars et des stratégies d'optimisation fiscale qui, elles, sont légales même si elles peuvent être discutables venant de responsables politiques.

"Le chiffre de 11.300 milliards n'est pas tiré de l'analyse des données réalisée par l'ICIJ", a confirmé le consortium à l'AFP le 5 octobre, qui a passé en revue près de 11,9 millions de documents provenant de 14 sociétés de services financiers et mis au jour plus de 29.000 sociétés "offshore".

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Ce chiffre n'a donc rien à voir avec le montant dissimulé par les 330 personnalités et milliardaires mis en cause dans cette enquête, qui est, lui, difficile à évaluer.

Pas une estimation de la fraude fiscale

"Ce chiffre n'est pas non plus une estimation de la fraude fiscale mondiale", a expliqué le 6 octobre à l'AFP Pascal Saint-Amans, le directeur du Centre de politique et d'administration fiscale de l'OCDE. En réalité, cette somme, fournie par cette organisation regroupant 38 pays industrialisés, représente le montant total des avoirs détenus en 2019 sur des comptes "offshore" concernés par l’échange automatique d’informations bancaires.

La mise en place progressive de ce système, effectif depuis 2018, a forcé chaque pays signataire à signaler l'existence d'un compte au nom d'un ressortissant étranger à son pays d'origine, écornant de fait le secret bancaire, dont profitaient autrefois les fraudeurs.

En 2019, "près d'une centaine de pays ont échangé des renseignements de façon automatique, permettant à leurs administrations fiscales d'obtenir des données sur 84 millions de comptes financiers détenus à l'étranger par leurs résidents, ce qui représente des actifs d'une valeur totale de 10.000 milliards d'euros (soit 11.300 milliards de dollars)", écrit l'OCDE dans son étude.

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Capture d'écran prise le 06/10/2021 sur le site de l'OCDE

Si certains de ces avoirs peuvent effectivement résulter de fraude fiscale, d'autres peuvent avoir été placés légalement à l'étranger, souligne l'OCDE. "Si vous avez vécu très longtemps à l'étranger par exemple, vous avez peut-être gardé un compte dans ce pays que vous déclarez à l'administration fiscale, ou si vous êtes un travailleur transfrontalier, vous pouvez déclarer les salaires versés par un employeur sur un compte au Luxembourg", illustre Pascal Saint-Amans.

Les journalistes de l'ICIJ écrivent ainsi dans leur enquête qu'en raison de la complexité et du caractère secret du système "offshore", il n'est pas possible de savoir quelle part de ces 11.300 milliards de dollars est "liée à l'évasion fiscale et à d'autres crimes, et quelle part concerne des fonds provenant de sources légitimes et ayant été déclarés aux autorités compétentes".

"Ce que l'on dit avec ce chiffre, c'est qu'on a sécurisé ces 11.300 milliards de dollars, parce qu'ils sont communiqués aux administrations fiscales et que celles-ci vont pouvoir réaliser si ces sommes sont déclarées ou pas. Mais sur ce montant, on ne sait pas quel est le pourcentage qui n'est pas déclaré", poursuit Pascal Saint-Amans.

"L'OCDE ne fournit hélas pas d'informations sur la nature de ces avoirs, leur localisation, et surtout leurs propriétaires", a regretté le 5 octobre auprès de l'AFP l'économiste français Gabriel Zucman, professeur à l'université de Berkeley en Californie et spécialiste mondial de la fraude fiscale. "Ce chiffre exclut en outre les avoirs qui échappent à l'échange automatique, en particulier les comptes 'offshore' détenus aux Etats-Unis, qui ne participent pas" à l’échange automatique d'informations bancaires,a pointé l'économiste.

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Si des progrès ont été enregistrés ces dernières années grâce à ce système, " des services spécialisés situés dans des paradis fiscaux qui se conforment aux régulations, comme les îles Caïmans et Jersey, ont ouvert des entités dans d'autres territoires moins régulés", relève également Ronen Palan, professeur de politique économique internationale à l'Université de Londres.

Pour cet économiste, l'accent devrait davantage porter sur les intermédiaires, au travers de la création d'un code de conduite les rendant davantage responsables. Gabriel Zucman, lui, prône, l'instauration d'un "cadastre financier européen" qui permettrait "un enregistrement plus systématique des richesses financières, sur le modèle de ce que tous les pays pratiquent déjà pour le patrimoine immobilier".

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