
Cette vidéo montre Haïti en 2019, et non les récentes manifestations à Madagascar ou à Abidjan
- Publié le 17 octobre 2025 à 18:01
- Lecture : 7 min
- Par : Monique NGO MAYAG, AFP Sénégal
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Plusieurs semaines de manifestations intenses dans les rues de Madagascar ont conduit au renversement de l'ex-président Andry Rajoelina et à l'instauration d'un régime militaire. Une vidéo de foule massive, partagée des dizaines de milliers de fois en Afrique francophone, prétend montrer ces manifestations de la jeunesse malgache, qui dénonçait initialement les coupures incessantes d’eau et d’électricité. D’autres publications affirment qu’elle montrerait la marche organisée le 11 octobre par l’opposition en Côte d’Ivoire. Mais en réalité, cette vidéo a été tournée en 2019 lors d’un soulèvement populaire à Haïti.
Le colonel Michaël Randrianirina a été investi vendredi nouveau président de Madagascar, quelques jours après la prise de pouvoir par son unité militaire qui a poussé l'ex-dirigeant Andry Rajoelina à prendre la fuite (dépêche AFP archivée ici). Ces bouleversements politiques sont le résultat de semaines de manifestations, dont la répression a fait au moins 22 morts.
Depuis fin septembre, des milliers de personnes sont descendues dans les rues de la capitale Antananarivo, initialement pour dénoncer les coupures répétées d’eau et d’électricité, avant que le mouvement ne se transforme en contestation politique du régime et réclame la démission de l'ex-président.
De nombreuses images ont circulé sur les réseaux sociaux pour illustrer l’ampleur de cette mobilisation.
Parmi elles, une vidéo publiée sur Facebook le 11 octobre - soit 4 jours avant la chute effective du régime - affirme que "Madagascar est tombé" et que "le président s’est réfugié à l’ambassade de France" (lien archivé ici).

La séquence montre une foule compacte qui avance en sautillant et en scandant un chant de ralliement. Publiée par une page pro-AES - du nom de l'Alliance des Etats du Sahel, qui regroupe Burkina, Niger et Mali -, la vidéo cumule plus de 105.000 réactions et 13.000 partages.
D'autres publications de comptes basés en Côte d'Ivoire, cumulant des milliers de partages et de réactions, lient elles cette vidéo à la manifestation d'opposition qui a eu lieu ce samedi 11 octobre à Abidjan (liens archivés ici, ici et ici).

Cette marche, organisée à l'initiative des partis de deux dirigeants d'opposition qui se sont vus exclus de la course à l'élection présidentielle du 25 octobre - l'ex-président Laurent Gbagbo et Tidjane Thiam - , a été interdite par les autorités et violemment dispersée à coups de gaz lacrymogène (dépêche AFP archivée ici).
Mais cette vidéo ne montre en réalité ni cette manifestation ivoirienne ni le récent mouvement de contestation à Madagascar. Elle est beaucoup plus ancienne que cela et a été décontextualisée.
Soulèvement à Haïti, en 2019
Grâce à une recherche d’images inversée sur des scènes clefs, nous avons constaté que cette vidéo est présente sur Internet depuis bien plus longtemps.
Elle a notamment été publiée sur YouTube dès le 10 juin 2019 et montrerait selon la légende une manifestation ayant rassemblé des milliers de personnes dans les rues de Haïti (lien archivé ici).
En recherchant sur Internet des informations sur une marche ayant eu lieu vers cette date, on trouve de nombreux articles racontant la mobilisation de milliers de Haïtiens dans la capitale de Port-au-Prince, entre les 9 et 10 juin 2019 (comme archivé ici et ici).
Ils protestaient contre la corruption et la pauvreté, selon les dépêches AFP de l'époque, et réclamaient la démission de leur président Jovenel Moïse. La contestation avait bloqué plusieurs routes et paralysé une grande partie de la capitale haïtienne.
Dans un reportage vidéo publié le 10 juin 2019 sur la version espagnole du site de France 24, on retrouve dès 1min31 une scène très similaire de foule qui avance en scandant le même chant de ralliement (lien archivé ici). Des indices visuels, encadrés ci-dessous en jaune et rouge, nous indiquent qu'il s'agit bien du même lieu.

article de France 24 en espagnol sur les manifestation à Haiti (à droite) / Captures d'écran réalisées le 16 octobre 2025 / Encadrés de couleurs rajoutés par l'AFP.
Le média français crédite l’agence de presse Associated Press (AP) pour ces images, qu’on retrouve effectivement sur leur chaîne Youtube. La description de la vidéo confirme qu'elle montre les milliers de personnes descendues en juin 2019 dans les rues de Port-au-Prince pour protester contre la corruption.
Logo d’une administration haïtienne
Plusieurs preuves visuelles et sonores permettent aussi à l’internaute observateur de déduire que cette vidéo n’a pas été tournée à Madagascar ou en Côte d’Ivoire, mais bien à Haïti.
En zoomant à la 10ème seconde de la vidéo, on aperçoit notamment le logo "ONA". Il s’agit de l’insigne de l’Office National d’Assurance vieillesse haïtien, qu'on retrouve partout sur leur site internet officiel (lien archivé ici).

Captures d'écran réalisées le 17 octobre 2025 / Encadrés oranges ajoutés par la rédaction de l'AFP.
Une journaliste de l’AFP ayant couvert l'actualité haïtienne pendant plusieurs années a confirmé "sans hésitation possible" à AFP Factuel que cette vidéo avait bien été prise à Port-au-Prince et que le mur blanc et bleu au début de la séquence correspondait à celui d'un bureau de l’ONA située près d'une bretelle de l’autoroute de Delmas.
C’est un passage “obligé” lors des manifestations, explique-t-elle, soulignant qu'elle y a elle-même tourné plusieurs vidéos (comme ici) lorsqu’elle couvrait des manifestations en octobre 2019 puis en février 2021.
Le site officiel de l'ONA indique en effet que leur bureau central se trouve dans cette zone (lien archivé ici). Et on retrouve bien sur Google Maps un bâtiment de l'Office haïtien de l’assurance vieillesse localisé à cet endroit.

L'absence de vision en "street view" nous empêche de confirmer par ce biais qu'il s'agit de la bonne localisation. Mais d'autres ressources en ligne nous permettent d'être plus affirmatif.
On reconnait ainsi facilement le bâtiment blanc et bleu présent dans la vidéo virale, ainsi que la bretelle d'autoroute visible dans la vidéo de la journaliste AFP et sur Google Maps, dans ce reportage montrant "plusieurs employés de l'ONA bloquant l'autoroute de Delmas", selon la légende en créole haïtien (lien archivé ici).
Chant en créole haïtien
La journaliste de l’AFP a aussi rapidement identifié les paroles scandées en créole haïtien par les manifestants de la vidéo : il s'agit selon elle des premières minutes de la chanson " Kèm Pa Sote" ("Je n’ai pas peur") du groupe haïtien Racine Boukman Eksperyans , hymne bien connu souvent repris en manifestation.
Un internaute avait déjà signalé, sous l’un des posts réutilisant de façon trompeuse la vidéo, que le chant provenait du groupe Boukman Eksperyans et que ce morceau avait été composé pour le carnaval de 1990.

Flou sur es noms et photos de profils des utilisateurs rajoutés par la rédaction de l'AFP.
Cette vidéo montre donc bien un rassemblement populaire en Haïti début juin 2019. Il ne s’agit en aucun cas d’une vidéo liée aux récents soulèvements à Madagascar ou en Côte d’Ivoire.
Madagascar, nouveau régime militaire
Diffuser une vidéo ancienne avec une légende la rattachant à un contexte trompeur "permet de faire circuler plus largement et plus efficacement une fausse information qu'au moyen d'un simple texte", a expliqué à l'AFP Laurent Bigot, chercheur spécialisé dans les sciences de l'information et directeur de l’École publique de journalisme de Tours (EPJT).
Dans le cadre d’élections, comme c’est le cas ici pour le contexte ivoirien ou dans d'autres exemples récents analysés par AFP Factuel, cela permet d’exagérer l’ampleur du mouvement et par-là de “déstabiliser le scrutin” ou “orienter les votes”, explique-t-il.
Dans le cas de Madagascar, cela alimente la confusion sur une situation très changeante d'heure en heure, ce qui n’aide pas à faire la part entre le vrai et le faux au sein des nombreuses rumeurs qui circulent en ligne.
Il a ainsi été pendant longtemps difficile de déterminer avec certitude si le président Andry Rajoelina s’était bien envolé loin de l'île dimanche 12 octobre à bord d’un avion français, comme l'affirmaient des publications sur les réseaux sociaux et la radio française RFI, citant une source proche du dossier. L'ex-dirigeant a finalement lui-même confirmé l'information dans la nuit du 15 au 16 octobre.

Entre temps, un régime militaire a pris le pouvoir mardi 14 octobre, après que l'Assemblée nationale malgache a voté la destitution d'Andry Rajoelina. Le nouvel homme fort du régime, le colonel Michaël Randrianirina, a été investi président vendredi, devant plusieurs délégations étrangères.
Sous le feu de critiques à l'international, Michaël Randrianirina s'est engagé à organiser des élections d'ici 18 à 24 mois et a assuré que le pays ne serait pas dirigé par un régime militaire car "le gouvernement appartient aux civils".
Madagascar, île à la population très pauvre, a une longue histoire de soulèvements populaires suivis par la mise en place de gouvernements militaires de transition. Il s'agit de sa troisième transition militaire depuis son indépendance de la France en 1960, après les coups d'État de 1972 et 2009.