Une bagarre entre dirigeants au sommet de la Cedeao ? Faux, c'est une vieille vidéo modifiée par IA
- Publié le 29 janvier 2025 à 15:41
- Lecture : 8 min
- Par : SUY Kahofi, AFP Côte d'Ivoire
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"Regardez les grands dirigeants (...) ils sont en train de se battre comme des enfants", peut-on entendre dans une vidéo publiée le 16 décembre 2024 sur un compte TikTok cumulant plus de 600.000 abonnés, dans laquelle on aperçoit le président sénégalais Diomaye Faye et son prédécesseur Macky Sall en venir aux mains.
Sur les images, les deux hommes semblent se parler puis soudainement s'agripper et se repousser assez violemment. Trois personnes tentent d’empêcher Macky Sall de prolonger la bagarre en le retenant physiquement.
Le Tiktokeur qui a publié la vidéo, “Romy.226.officiel”, commente les images face caméra et prétend que la scène s’est produite la veille, lors du 66e sommet ordinaire de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) à Abuja, au Nigeria.
Ce sommet crucial avait notamment pour but de convaincre les pays de l’Alliance des Etats du Sahel (AES) - Mali, Burkina Faso et Niger - de ne pas quitter l’organisation économique régionale. Les régimes militaires de ces trois pays accusent la Cedeao de sanctions "inhumaines, illégales et illégitimes" à leur encontre, après les putschs qui les ont portés au pouvoir. Ils estiment aussi que l'organisation ouest-africaine ne les a pas suffisamment aidés à lutter contre les violences jihadistes et qu'elle est inféodée à la France.
"Les dirigeants sénégalais sont en train de se battre pour faire retourner l’AES dans la Cedeao", assure l’auteur de la publication, alors que le président sénégalais Diomaye Faye endossait lors de ce sommet le rôle de médiateur entre l'Alliance et l'organisation économique, aux côtés du président togolais Faure Gnassingbé.
"C'est déplorable", commente le TikTokeur, vêtu sur sa photo de profil d’un drapeau du Burkina Faso, "On va jamais retourner dans votre pagaille que vous appelez Cedeao".
Cette vidéo, qui cumule plus de 1.200 partages et 10.000 likes sur son compte TikTok, est devenue virale: elle est relayée par plusieurs autres comptes sur la même plateforme, cumulant également des milliers de partages et de vues (1, 2, 3).
Mais la prétendue bagarre montrée dans ces images n’a jamais eu lieu: elle a été générée par intelligence artificielle.
Vidéo datant de neuf mois…
Le 66e sommet de la Cedeao a été très médiatisé en raison de son ordre du jour. La presse a ainsi retranscrit chaque développement majeur ou événement extraordinaire du sommet. Une bagarre entre Macky Sall et Diomaye Faye aurait forcément intéressé a minima les médias sénégalais.
Or, l’AFP n’a retrouvé aucun article de média sérieux relatant cette prétendue bagarre, ni dans la presse nationale, ni internationale. Une recherche sur Google ou d’autres moteurs de recherche avec les mots "bagarre Macky Sall Diomaye Faye" ne mène à aucun résultat, hormis à cette vidéo virale déjà identifiée sur TikTok.
Une recherche d’image inversée effectuée grâce au logiciel InVID-WeVerify, qui permet de découper la vidéo en plusieurs images clés, nous guide vers cette vidéo partagée par le compte YouTube officiel de la présidence du Sénégal le 29 mars 2024, soit il y a neuf mois (lien archivé ici). A partir de 1min07, on retrouve la même scène et le même lieu que dans la vidéo virale, mais sans que les deux protagonistes n’en viennent aux mains. Cette dernière séquence a aussi fait l'objet d'une photo officielle disponible sur la page Facebook de la présidence (lien archivé ici).
Les présidents Diomaye Faye et Macky Sall sont vêtus dans les deux extraits de la même manière et sont entourées des mêmes personnes: le Chef de cabinet du Président, Papa Mada Ndour (à gauche), et l'actuel Premier ministre Ousmane Sonko (entre eux).
La voix off sur la vidéo reprise par la présidence, issue d’un JT de la chaîne sénégalaise RTS1, affirme que la rencontre a lieu au palais présidentiel à Dakar. Il s’agit d’une “visite de courtoisie” que Diomaye Faye, fraichement élu à 44 ans, a rendu à Macky Sall, encore président en exercice, avant la passation de pouvoir le 2 avril 2024.
Dans la vidéo de RTS1, aucune scène de bagarre n’apparaît. Au contraire, les deux hommes échangent en avançant, à l'issue d’une rencontre survenue “dans une atmosphère conviviale” et qui avait débuté par une “accolade chaleureuse et des mots de bienvenus”, précise la voix off du journaliste.
Un échange cordial, même si les deux hommes, qui ne sont pas du même bord politique, sortaient d'un bras de fer de plusieurs mois. L'élection de Bassirou Diomaye Faye, membre du Pastef (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l'éthique et la fraternité), représentait la victoire de l'opposition, face à l’Alliance pour la République (APR) de Macky Sall.
… modifiée par IA
La vidéo virale sur TikTok reprend cet extrait et donne à voir une scène de bagarre qui n’existe pas dans la vidéo originale. Des anomalies laissent penser que cette dernière a été modifiée par un logiciel ou une application utilisant l’intelligence artificielle pour faire croire à une dispute entre les deux dirigeants sénégalais.
En observant attentivement la scène de la bagarre, on remarque que les visages des deux présidents se détachent parfois du reste de leurs têtes. Celui de Macky Sall est si déformé qu’on en vient à ne plus le reconnaître. Son épaule s’affaisse, déformant ainsi le haut de son corps, et ses mains disparaissent par intermittence.
Le président Diomaye Faye se retrouve lui à certains moments avec deux bras droits, le premier agrippant Macky Sall et le deuxième pendant le long de son boubou.
Le dédoublement des membres est un des signes caractéristiques de l'utilisation d'images générées par IA. L’AFP a résumé ici plusieurs techniques pour repérer l'utilisation de l'intelligence artificielle.
Macky Sall pas présent à la Cedeao
Par ailleurs, Diomaye Faye et Macky Sall ne se sont en réalité pas croisés en décembre à la Cedeao, pour la bonne raison que l'ancien président ne participait pas au sommet. Si Diomaye Faye était bien présent et a joué le rôle clef de médiateur auprès des pays de l’AES, M. Sall n’est mentionné nulle part dans ce communiqué officiel diffusé par la Cedeao à l’issue du 66e sommet, qui dresse pourtant la liste exhaustive des chefs d’Etats, chefs de gouvernements, personnalités et représentants présents.
Pendant la tenue du sommet au Nigeria, Macky Sall était lui à des milliers de kilomètres. Du 14 au 15 décembre 2024, il participait à Rome à des délibérations pour le prix Cheikh Zayed pour la fraternité humaine, a-t-il indiqué lui-même sur X. Le site officiel du prix confirme que M. Sall fait partie du comité de sélection.
Les images de la prétendue bagarre entre Diomaye Faye et Macky Sall au sommet de la Cedeao ont donc très certainement été générées par un logiciel d’intelligence artificielle, à partir de la vidéo de leur rencontre à Dakar neuf mois plus tôt.
Montrer le sommet de l'organisation économique ouest-africaine comme une foire d'empoigne entre dirigeants permet notamment de la décrédibiliser et sert le narratif pro-AES selon lequel le Mali, le Burkina Faso et le Niger n’auraient rien à perdre à la quitter. La majorité des comptes TikTok ayant relayé cette vidéo virale ont également partagé par le passé de nombreux contenus favorables aux pays membres de l’AES.
Le sommet de décembre s’est conclu sur un échec de la Cedeao à retenir le Mali, le Niger et le Burkina Faso en son sein. Le retrait des trois Etats a pris effet mercredi 29 janvier après un an de tensions politiques, rendant incertain l'avenir de l'organisation régionale dans une Afrique de l’ouest fracturée (dépêche AFP archivée ici).
Les trois pays dirigés par des régimes militaires avaient formellement notifié à la Cedeao leur volonté de retrait "immédiat" le 29 janvier 2024, mais les textes de l'organisation ouest-africaine imposaient un délai d'un an pour qu'il soit effectif.
Malgré tout, la Cedeao continue de jouer la carte de l'intégration avec les pays de l'AES, précisant dans un communiqué publié le jour de leur retrait que les citoyens maliens, burkinabés et nigériens pourraient continuer de "jouir, jusqu'à nouvel ordre, du droit de circulation, de résidence et d'établissement sans visa" dans ses pays membres, désormais au nombre de 12 (lien archivé ici). Les échanges de biens et de services entre les pays sortants et les pays membres pourront également se poursuivre selon les règles en vigueur de l'institution.
Autre changement majeur pour les pays membres de l'AES le mercredi 29 janvier: les trois pays mettent en circulation un nouveau passeport commun. Celui-ci remplacera à terme les anciens passeports estampillés Cedeao, qui demeurent toutefois valables jusqu'à leur date d'expiration.
