Voltaire qui dénonce les "voleurs politiques" ? Il s'agit d'un texte apocryphe
- Publié le 08 août 2024 à 11:58
- Lecture : 5 min
- Par : Alexis ORSINI, AFP France
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"Voilà ce que Voltaire écrivait au 18e siècle", soutient une internaute dans une publication Facebook en date du 8 juillet 2024.
Elle y joint un texte prétendument rédigé par l'un des plus célèbres philosophes des Lumières, François-Marie Arouet, plus connu sous le nom de Voltaire (1694-1778).
"La politique est le moyen pour des hommes et des femmes sans principes de diriger des hommes et des femmes sans mémoire (...) Il y a deux types de voleurs : le voleur ordinaire, c'est celui qui vole votre argent, votre portefeuille, votre montre, etc. Et il y a le voleur politique : celui qui vous vole votre avenir, votre éducation, votre santé, votre sourire", peut-on lire sur ce visuel - également partagé le 9 juillet sur X.
"La grande différence entre ces deux types de voleurs, c'est que le voleur ordinaire vous choisit pour vous voler, alors que le voleur politique, c'est vous qui le choisissez pour qu'il vous vole. Et l'autre grande différence : c'est que le voleur ordinaire est traqué par la police, tandis que le voleur politique est le plus souvent protégé par un convoi de police !", conclut ce texte.
Nombre d'internautes l'estiment particulièrement d'actualité, à en juger par certains commentaires laissés en réponse ("Véridique", "tellement vrai!!").
Mais ces prétendus mots de Voltaire - qui circulent régulièrement depuis plusieurs années sur Facebook - n'ont pas été rédigés par le philosophe : ils sont apocryphes, comme l'a indiqué à l'AFP, le 8 août 2024, Flávio Borda D'Agua, conservateur adjoint à l'Institut Voltaire de la Bibliothèque de Genève.
"Quand on est face à des citations comme celle-ci, on les vérifie à travers toutes les œuvres. On dispose d'une base [de données] intégrale, que ce soit pour la correspondance [de Voltaire] ou pour [ses] textes, où on fait une recherche par mots-clé. On commence par la phrase, et puis par des bouts de phrases, et ensuite par des mots-clés. Et on se rend compte qu'on ne trouve [ce texte] nulle part, ni en tant que formulation exacte, ni en tant que formulation approximative", explique l'expert.
Outre le fait qu'on ne trouve donc pas trace de ces mots dans "Tout Voltaire" (lien archivé), une base de données réalisée par la Voltaire Foundation compilant tous ses écrits, ce texte comporte plusieurs anachronismes, relevés auprès de l'AFP le 6 août 2024 par Olivier Ferret (lien archivé), professeur de littérature et civilisation françaises du XVIIIe siècle à l'Université Lumière Lyon 2.
Des anachronismes politiques et lexicaux
"L'anachronisme majeur [...] tient au fait que, jusqu’à la mort de Voltaire en 1778 et bien au-delà, l’organisation politique, dans le contexte de l’Ancien Régime, ne permet pas à quiconque demeure un sujet d’une monarchie de droit divin de 'choisir' ('c’est vous qui le choisissez') la personne qui va le représenter."
Comme le relevaient nos confrères de DPA dans un article de fact-checking de 2020 (lien archivé) consacré à une version légèrement différente de ce prétendu texte de Voltaire - contenant notamment une référence anachronique au "vélo" -, le suffrage censitaire n'a en effet été introduit en France qu'en 1791 (lien archivé), soit treize ans après la mort du philosophe.
Dans le même ordre d'idée, Olivier Ferret juge "étrange" que, dans le texte, "outre les 'hommes', les 'femmes' fassent partie des personnes qui 'dirigent' les affaires".
"Malgré les plaidoyers de personnages comme Condorcet [...], l’admission des femmes au droit de cité ne sera pas effective avant très longtemps en France. Certes se font entendre, au cours du XVIIIe siècle et pendant la période révolutionnaire, des discours sur le pouvoir occulte des femmes (typiquement, les 'favorites' du roi), mais la mise en parallèle, dans le texte ('des hommes et des femmes'), des uns et des unes laisse entendre qu’ils et elles ont également accès à 'la politique', ce qui n’est évidemment pas le cas", relève le spécialiste.
De plus, note Olivier Ferret, le texte "comporte plusieurs termes, pris dans leur acception actuelle, qui n’était pas attestée, en particulier dans les dictionnaires de langue contemporains."
Il cite notamment l'emploi du mot "portefeuille", dont le sens en vigueur aujourd'hui "n'est attesté" que dans l'édition de 1932 du Dictionnaire de l'académie française (lien archivé) en tant que "pochette, le plus souvent de cuir, d’assez petite dimension pour tenir dans la poche intérieure d’un vêtement, et où l’on met des billets de banque, des lettres, des cartes de visite, etc."
Or, dans les éditions du Dictionnaire publiées du vivant de Voltaire (par exemple en 1762 - lien archivé -, et même en 1798, soit après son décès - lien archivé), ce mot désignait notamment un "carton plié en deux, couvert de peau ou de quelque étoffe, & servant à renfermer des papiers".
Il en va de même pour le terme "convoi", l'expression de "convoi de police" employée dans le texte viral, avec le sens qu'on lui connaît aujourd'hui, n'ayant pas d'usage attesté à l'époque de Voltaire, puisque le terme de "convoi" faisait principalement référence à un "convoi funéraire" ou à un "convoi militaire".
Un philosophe engagé au service de la liberté
Autant d'éléments qui, selon l'expert, suffisent "à démontrer le caractère apocryphe" du texte attribué à l'auteur de Zadig, de Micromégas ou encore de Candide.
En outre, si Voltaire a parfois tenu, dans ses "écrits historiques", un "discours de défiance" vis-à-vis de la politique et des personnes exerçant le pouvoir, notamment pour "évoquer l’influence néfaste de certains ministres au cours des siècles précédents", il a toujours pris garde de ne pas critiquer ouvertement "les ministres en exercice".
"Et pour cause : certains le lui ont reproché, sa stratégie politique pour faire progresser les Lumières en France mise sur le soutien des Grands que Voltaire s’efforce de gagner à ses causes", détaille Olivier Ferret.
Flávio Borda D'Agua estime pour sa part que "Voltaire aurait été beaucoup plus subtil" s'il avait vraiment été l'auteur du texte viral qui lui est faussement attribué.
La vie mouvementée de Voltaire, marquée par son "engagement au service de la liberté", ainsi que le rappelle le Larousse (lien archivé), a amené cet homme de lettres à donner vie à "une œuvre considérable et très variée qui touche à tous les domaines, renouvelle le genre historique et donne au conte ses lettres de noblesse."