La participation des ministres démissionnaires à l'élection viole la Constitution ? C'est trompeur

  • Publié le 19 juillet 2024 à 18:18
  • Mis à jour le 22 juillet 2024 à 16:18
  • Lecture : 6 min
  • Par : Océane CAILLAT, AFP France
La députée macroniste Yaël Braun-Pivet a été réélue, jeudi 18 juillet 2024, au poste de présidente de l'Assemblée nationale. Un scrutin auquel ont participé les 17 ministres, du gouvernement démissionnaire, réélus députés début juillet. Une participation que contestent de nombreux internautes, mais aussi des personnalités politiques, la jugeant anticonstitutionnelle. Des affirmations à prendre avec prudence, comme l'ont expliqué différents constitutionnalistes à l'AFP. 

"L'élection est anticonstitutionnelle donc illégale. Votre devoir est de respecter la Constitution et donc de l'annuler", écrit un internaute en relayant l'article 23 de la Constitution dans une publication postée sur X quelques heures après l'élection de Yaël Braun Pivet à la présidence de l'Assemblée nationale. 

"Regardez comme elles sont contentes d'avoir piétiné la Constitution", raille un autre utilisateur de X en relayant une photo, où la députée et membre du gouvernement démissionnaire Aurore Bergé et Yaël Braun-Pivet s'enlacent. 

Ces deux publications ont été partagées des centaines de fois sur X. Mais ces allégations sont à nuancer.  

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Capture d'écran de deux publications sur X, prises le 19 juillet 2024.

En effet, si on se contente de lire la  Constitution, l'article 23 indique : "Les fonctions de membre du gouvernement sont incompatibles avec l'exercice de tout mandat parlementaire" (archivé ici). 

Mais, ce qui n'est pas évoqué par ces internautes, c'est que cette incompatibilité est conditionnée par une loi organique, (archivé ici), un texte qui se situe au-dessus des lois ordinaires dans la hiérarchie des normes, et qui permet de préciser généralement l'organisation et le fonctionnement des pouvoirs publics, en application d'articles de la Constitution. Le texte a été intégré dans le code électoral (archivé ici). 

Entrée en vigueur en 1958, soit la même année que le texte fondateur de la Ve république, cette loi organique précise que : "Pour chaque membre du Gouvernement, les incompatibilités établies à l'article 23 de la Constitution prennent effet à l'expiration d'un délai de un mois à compter de sa nomination. Pendant ce délai, le parlementaire membre du Gouvernement ne peut prendre part à aucun scrutin et ne peut percevoir aucune indemnité en tant que parlementaire. Les incompatibilités ne prennent pas effet si le Gouvernement est démissionnaire avant l'expiration dudit délai".

Or, les 17 députés concernés par ce cumul de fonctions ont été réélus à l'Assemblée nationale le 7 juillet 2024 et la démission de Gabriel Attal a été acceptée le 16 juillet 2024, soit une dizaine de jours plus tard et donc bien avant la fin de ce délai d'un mois. Ce qui suggère donc que l'incompatibilité a pris fin, mais cette lecture fait objet de débats au sein des constitutionnalistes qui appellent à la prudence. 

"Une malfaçon législative" 

Pour Julien Bonnet, président de l'Association française de droit constitutionnel (archivé ici) et professeur de droit public à l'université de Montpellier, l'incertitude demeure en raison d'une "malfaçon législative". 

"La loi organique [qui fixe les conditions d'incompatibilité établies par l'article 23, NDLR] a été conçue dans le cadre où un député devient ministre et non dans le cas où un ministre devient député. Il faut donc être prudent et humble dans son interprétation car il y a une incertitude juridique", explique-t-il. 

"La difficulté réside dans le fait que que l'on ne fait pas face à des ministres de plein exercice, on ne plus parler de ministres et donc de cumul comme ils sont démissionnaires", explique Marie-Odile Peyroux-Sissoko, professeur de droit public à l'université de Franche-Comté (archivé ici).

Pourtant en 1988, la situation s'était aussi présentée. Réélu, François Mitterrand, avait nommé Michel Rocard au poste de Premier ministre. Sans majorité aux élections législatives qui ont suivi, Michel Rocard présente sa démission. M. Mitterrand ne l'accepte qu'une dizaine de jours plus tard, la veille de l'élection de la présidence de l'Assemblée. Un scrutin auquel participe ainsi Michel Rocard et qui se conclut par la victoire de Laurent Fabius. 

Mais, Julien Bonnet tient à temporiser sur ce cas. "En droit, quand il y a des incertitudes des textes, on a tendance à se référer aux précédents. Mais leur existence ne signifie pas que cela respecte la Constitution.

Une prudence que partage le constitutionnaliste Benjamin Morel (archivé ici) : "Si on fait de l'idéologie, on peut contester cette élection. Mais si on l'évalue juridiquement, sa légalité ne peut pas être remise en cause. Elle a d'ailleurs été validée par le bureau d'âge [mis en place lors de la première séance de législature afin de procéder à l'élection, NDLR]". 

Le constitutionnaliste Jean-Philippe Derosier, proche du Parti socialiste (composante de la coalition du Nouveau Front Populaire qui dénonce le vote des 17 députés) dont il a été membre (archivé ici), estime, lui, que les dispositions législatives encadrant l'article 23 doivent "s'effacer face à la Constitution. [l'article du code électoral, NDLR] a été écrit pour dire pour dire que si le gouvernement est démissionnaire, les ministres retrouvent leur siège, mais à compter de l'instant où ils sont remplacés", estime-t-il pour l'AFP.

Mathilde Philip-Gay (archivé ici), professeure de droit constitutionnel à l'université Lyon III, reconnaît que la "question est discutée et difficile à trancher", mais tient néanmoins à rappeler le contexte de naissance de la Constitution de la Ve République. "En 1958, les constituants ont voulu mettre fin à l'instabilité gouvernementale des IIIe et IVe  Républiques. Ils voulaient donc empêcher que les ministres puissent être députés et vice-versa. Car les députés sachant qu'ils pouvaient devenir ministres pouvaient aspirer à renverser le gouvernement. Quant aux ministres, ils pouvaient plus facilement se désolidariser du gouvernement sachant qu'ils conserveront leur poste de député".

"Il faut distinguer celui qui exécute la loi et celui qui la fait"

Pour trancher ce débat autour de la régularité de cette élection, des recours sont envisagés auprès du Conseil constitutionnel. Or, celui-ci avait déjà été saisi sur cette même question en 1986 et s'était estimé incompétent.  "Aucune disposition de la Constitution ne donne compétence au Conseil constitutionnel pour statuer sur une requête tendant à la mise en cause de la régularité de l'élection du président de l'Assemblée nationale", peut-on lire sur la décision rendue (archivé ici).

Si juridiquement l'élection semble donc difficilement contestable, les constitutionnalistes s'accordent sur les problèmes politiques que peut créer la présence à long terme des ministres démissionnaires dans les rangs des députés de l'hémicycle. 

"Cette situation, c'est une manière de contourner l'article 23. Elle ne pose pas de problème constitutionnellement mais politiquement", affirme notamment Benjamin Morel. 

"Le parlement contrôle l'action du gouvernement. Est-ce-que le Premier ministre Gabriel Attal va se lever des rangs des députés lors des questions au gouvernement pour répondre à celles adressées au Premier ministre ? Ou est ce que des ministres vont prendre part à des commissions parlementaires [qui visent à contrôler la politique du gouvernement, NDLR] alors qu'ils sont membres du gouvernement ?", s'interroge pour sa part Julien Bonnet. 

"Si il y a un problème qui se pose, c'est celui de la séparation des pouvoirs car il faut distinguer celui qui exécute la loi et celui qui la fait", rappelle Marie-Odile Peyroux-Sissoko.

Autre difficulté, "c'est le doute créé chez le grand public vis-à-vis des institutions que le gouvernement en responsabilité aurait pu éviter", estime Mathilde Philip-Gay. 

Les députés ont par ailleurs élu vendredi soir les six vice-présidents autour de Mme Braun-Pivet, dont deux du parti de la France insoumise, membre de la coalition du Nouveau Front Populaire, deux du parti de Droite LR, et deux de la coalition du parti d'Emmanuel Macron.

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