Attention aux propos prêtés au concepteur de la sonde chinoise Chang'e-6 à propos des missions Apollo sur la Lune
- Publié le 27 mai 2024 à 17:50
- Lecture : 11 min
- Par : Alexis ORSINI, Sophia XU, AFP France, AFP Hong Kong
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"Le concepteur de la sonde lunaire Chang'e-6, lancée par les Chinois [...], a déclaré qu'aucune trace d'alunissage américain sur la Lune n'avait été trouvée. La NASA a immédiatement répondu que 'les effets atmosphériques des impacts de poussières et de météorites rendent la détection extrêmement difficile, et la Chine ne dispose pas de suffisamment de technologie pour le faire'", affirment des internautes dans des publications partagées sur Facebook (1, 2) et sur Telegram depuis le 14 mai 2024.
Une assertion que l'on retrouve également sur X (ex-Twitter) mais sans mention d'une prétendue réponse de la NASA (National Aeronautics and Space Administration), l'agence spatiale américaine.
Il y est seulement fait référence à Chang'e-6, la sonde envoyée sur la Lune par l'Administration spatiale nationale chinoise (CNSA) le 3 mai 2024, afin d'y collecter sur sa face cachée (celle qui tourne le dos en permanence à la Terre), au terme d'une ambitieuse mission de 53 jours, environ deux kilos d'échantillons - ce qui représenterait une première mondiale.
La sonde doit se poser le 2 juin dans le sud du cratère Apollo, au sein de l'immense bassin Pôle Sud-Aitken, l'un des plus grands cratères d'impact (surface concave à la surface d'une planète, dû à l'impact d'une météorite) connus du système solaire.
Une fois sur place, elle est censée ramasser du sol et des roches lunaires et mener des expériences dans la zone où elle aura aluni.
Ces publications sont toutes illustrées d'une photo (lien archivé) montrant l'astronaute Jim Irwin réaliser un salut militaire près d'un drapeau américain planté sur la Lune lors de la mission Apollo 15, en 1971.
Mais elles semblent faire référence de manière tronquée à des propos tenus par Pei Zhaoyu, le concepteur en chef de la mission Chang'e-6 (lien archivé) pendant la couverture télévisée en direct du lancement de cette sonde vers la Lune.
A partir de 12'15 dans cette séquence originellement diffusée le 3 mai 2024 sur la télévision d'Etat chinoise CCTV (lien archivé), et illustrée d'une reconstitution 3D des données reçues en temps réel depuis la mission, on entend la présentatrice commenter, alors que Chang'e-6 poursuit son lancement : "Actuellement, Chang'e-6 s'achemine vers la Lune. D'après son statut actuel, nous pouvons voir qu'elle n'a pas encore déplié ses panneaux solaires. Nous attendons le moment où les deux panneaux seront dépliés. La sonde Chang'e-6 était prévue comme solution de secours pour Chang'e-5. Mais désormais, pour la mission en cours, elle est devenue [la sonde principale] et elle s'apprête à réaliser la difficile mission consistant à ramener des échantillons depuis la face cachée de la Lune."
La mission Chang'e-5 avait en effet ramené en 2020 des échantillons lunaires de sa face visible (lien archivé), tandis que la mission Chang'e-4 avait en 2019 atterri dans le bassin Pôle Sud-Aitken, au sein du cratère Kármán (lien archivé), sur sa face cachée.
Dans la vidéo de retransmission du lancement de la sonde Chang'e-6, à 12'59, la journaliste poursuit : "Je me permets de vous demander, M. Pei, nous savons que Chang'e-4 avait aussi atterri sur le bassin Pôle Sud-Aitken. Et cette fois-ci, Chang'e-6 atterrit aussi, au sens large, dans la région du bassin Pôle Sud-Aitken. Mais à un endroit différent."
Comme expliqué dans cette dépêche de l'agence chinoise d'Etat Chine Nouvelle (archive) et dans cette étude publiée en 2023 dans la revue scientifique Nature Astronomy (lien archivé), le site prévu d'alunissage de la sonde est en effet le cratère Apollo, situé dans le bassin Pôle Sud-Aitken (2.500 km de diamètre).
Juste après cette remarque de la présentatrice, le concepteur en chef de Chang'e-6 - qui a été introduit un peu plus tôt dans la séquence - répond, en cherchant ses mots et sans préciser ce qu'il veut dire : "Nous n'avons pas trouvé cela... cela depuis le cratère Apollo".
De cette phrase, certains internautes tirent la conclusion erronée que le responsable scientifique chinois remet ainsi en question la réalité des missions Apollo sur la Lune. Mais il s'agit d'une confusion sur le nom Apollo. Le cratère Apollo (lien archivé), ainsi nommé en 1970 par l'Union astronomique internationale (UAI), en référence à l'emblématique programme spatial américain Apollo, mais qui n'est pas situé près des sites d'alunissage de ces différentes missions.
Joint par l'AFP le 22 mai 2024, Philippe Lognonné (lien archivé), professeur à l'université Paris Cité et responsable scientifique, au sein de la mission FarSide Seismic Suite (FSS) de la NASA, d'un sismomètre qui doit être déployé sur la Lune (lien archivé), explique que "Chang'e-6 est une mission qui se rend sur la face cachée de la Lune" et que "toutes les missions Apollo ont eu lieu sur la face visible de la Lune", comme on peut le voir sur le récapitulatif visuel ci-dessous réalisé par la NASA.
Pierre Thomas, professeur émérite à l'Ecole normale supérieure de Lyon, géologue au laboratoire de géologie de Lyon "Terre, planète et environnement", a pour sa part pointé à l'AFP, le 21 mai 2024 que les différentes missions Apollo ont de fait été menées "très loin de ce cratère qui s'appelle Apollo".
Le visuel ci-dessous permet d'observer la face visible de la Lune (à gauche) et sa face cachée (à droite).
"Le cratère Apollo n'a [...] rien à voir avec les sites où se sont posées les équipes Apollo", a également indiqué à l'AFP, le 24 mai 2024, Pierre-Yves Meslin (lien archivé), enseignant-chercheur à l’université Toulouse III – Paul Sabatier et responsable scientifique du démonstrateur DORN, un instrument français embarqué à bord de Chang'e-6 pour réaliser différentes mesures sur la Lune.
Chang'e-6 "n'a pas pu prendre d'image du cratère Apollo le 3 mai [puisque] celui-ci se trouvait alors sur la face de la Lune qui n'était pas visible depuis la sonde", précise encore le spécialiste. Contactée par l'AFP afin d'en savoir plus sur le sens des propos de Pei Zhaoyu, l'Administration spatiale nationale chinoise (CNSA) n'avait pas donné suite à nos sollicitations au moment de la publication de l'article.
A son alunissage prévu le 2 juin 2024 dans le sud du cratère Apollo, au sein du bassin Pôle Sud-Aitken, la sonde Chang'e-6 n'est pas censée se trouver près des six sites d'alunissage des missions Apollo réalisées entre 1969 et 1972, mais sur l'autre face de la Lune, comme détaillé sur la carte ci-dessous, tirée d'une étude consacrée au site d'arrivée de Chang'e-6, publiée en 2023 dans la revue scientifique Nature Astronomy (lien archivé).
L'Institut de géologie et de géophysique de l'Académie chinoise des sciences (lien archivé) a pour sa part partagé, fin mai 2024, une interview sur Tencent News (lien archivé) de Yang Yuguan, vice-président de la Fédération internationale chinoise d'astronautique, dans laquelle il déclarait, au sujet des interprétations faites autour du commentaire de Pei Zhaoyu : "La mission Apollo et le cratère Apollo n'ont aucun lien, mis à part leur nom. Il est clair que Pei n'a pas dit, pendant la diffusion, que la mission Apollo était une mise en scène."
Interrogée par l'AFP sur la réponse que lui prêtent ces publications au commentaire sur le cratère Apollo, la NASA a par ailleurs indiqué le 20 mai 2024 ne "pas avoir fait de telle déclaration".
Des réflecteurs laser sur la Lune
Si la réalité des alunissages américains est régulièrement remise en cause sur les réseaux sociaux, différentes missions spatiales réalisées ces dernières années ont apporté des preuves visuelles supplémentaires de leur existence.
La mission indienne Chandrayaan-2 (lien archivé) et le Lunar Reconnaissance Orbiter (LRO) de la NASA - une sonde spatiale étudiant la Lune depuis son orbite - ont ainsi respectivement, en 2021 et en 2009 (lien archivé), capturé en image les différents éléments matériels encore présents sur la Lune, qui témoignent bien du passage des différentes missions Apollo.
En outre, souligne Pierre Thomas, "la meilleure preuve" actuelle de la réalité des missions lunaires tient à la présence de réflecteurs laser sur la Lune, qui y ont été déposés par les Etats-Unis et les soviétiques.
Philippe Lognonné développe : "Aujourd'hui encore, on tire sur ces réflecteurs laser et on récupère un signal. Il est évident que s'il n'y avait pas de réflecteur laser sur la Lune, on n'aurait pas de signal de retour. [...] Il n'y a pas beaucoup de lumière qui revient, mais s'il n'y avait pas de réflecteur laser, absolument aucune lumière ne reviendrait parce que la Lune n'est pas suffisamment réflectrice pour renvoyer la lumière en grande quantité."
Comme l'explique le CNRS sur son site (lien archivé), la Lune possède en effet cinq rétro-réflecteurs (lien archivé), "déposés par les missions Apollo et Lunokhod", qui "renvoient au télescope la lumière qu’il a émise", la durée du trajet aller-retour du laser permettant ainsi "de calculer précisément la distance Terre-satellite".
Cette pratique est notamment en vigueur depuis plus de quatre décennies (lien archivé) au sein de la station de télémétrie laser lunaire (LLR) à Grasse, dans le sud de la France.
Un instrument français à bord de Chang'e-6
Ainsi que le souligne le Centre national d'études spatiales (CNES) sur son site (lien archivé), le démonstrateur français DORN embarqué par Chang'e-6 vise à "étudier l'origine et la dynamique de l'atmosphère lunaire, ainsi que les propriétés thermiques et physiques du sol lunaire" en effectuant différentes mesures, d'abord "depuis l'orbite autour de la Lune puis à sa surface."
Le 8 mai, soit quelques jours après son lancement, le CNSA a annoncé que Chang'e-6 a fait son entrée dans l'orbite lunaire (lien archivé).
A compter de cette phase, ainsi que l'explique le CNES, doivent suivre "quelques semaines en orbite autour de notre satellite naturel durant lesquelles DORN sera allumé et testé, d'abord en début de croisière [...] puis quelques jours avant l'alunissage de Chang'e-6 prévu le 2 juin [...] dans le sud du cratère Apollo du bassin Pôle Sud-Aitken."
La mission de DORN sur la surface de la Lune est ensuite censée durer 48 heures, jusqu'à ce qu'une capsule en redécolle avec les échantillons lunaires à son bord, qui seront "transférés à un orbiteur" et rapportés en Chine "une vingtaine de jours plus tard".
L'ambitieux programme spatial de la Chine
La Chine, deuxième économie mondiale, a injecté des milliards de dollars dans son programme spatial militaire afin de rattraper les Etats-Unis et la Russie.
En 2019, la Chine avait déjà posé un engin sur la face cachée de la Lune mais il n'avait pas rapporté d'échantillons.
La Chine - qui est exclue de la Station spatiale internationale depuis 2011, date à laquelle les Etats-Unis ont interdit à la NASA de collaborer avec Pékin - a aussi fait atterrir un astromobile (un petit "rover" motorisé) sur Mars et c'est le troisième pays au monde à avoir envoyé un humain dans l'espace par ses propres moyens.
Selon Washington, la mission Chang'e-6 déguise un programme spatial militaire sous l'apparence d'un programme civil.
Les Etats-Unis comptent faire atterrir des astronautes sur la Lune en 2026 avec leur mission Artémis 3. La Chine compte aussi y envoyer des humains, d'ici 2030.
Chang'e-6 est la première des trois missions sans équipage envoyée sur la Lune prévues par la Chine pour cette décennie. Puis, Chang'e-7 explorera le pôle sud lunaire à la recherche d'eau, tandis que Chang'e-8 tentera d'établir la faisabilité technique de la construction d'une base sur le satellite naturel de la Terre, Pékin affirmant qu'un "modèle de base" sera achevé d'ici à 2030.
Selon les scientifiques, la face cachée de la Lune - appelée ainsi parce qu'elle est invisible depuis la Terre et non parce qu'elle ne capte jamais les rayons du soleil - est très prometteuse pour la recherche, car ses cratères sont moins recouverts par d'anciennes coulées de lave que ceux de la face proche.
Cela pourrait donc signifier qu'il sera plus facile de collecter des matériaux afin de mieux comprendre comment la Lune s'est formée.
En janvier 2024, à la faveur de l'annonce du report de la mission Artémis 3, qui doit renvoyer des astronautes sur la Lune pour la première fois depuis la fin du programme Apollo, en 1972, des internautes ont remis en cause la réalité des missions habitées de la NASA sur la Lune entre 1969 et 1972 - en recourant à une logique fallacieuse, comme nous l'avions démontré dans un article de vérification.
A l'été 2023, des images de l'alunissage de la sonde indienne Chandrayaan-3 ont été sorties de leur contexte sur les réseaux sociaux, dans des publications laissant penser à tort qu'il s'agissait d'une "mise en scène".