Le Qatar menace de couper ses exportations mondiales de gaz en soutien à Gaza ? C'est faux
- Cet article date de plus d'un an
- Publié le 18 octobre 2023 à 14:41
- Mis à jour le 19 octobre 2023 à 17:16
- Lecture : 9 min
- Par : Emilie BERAUD, AFP Afrique
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Plus d'un million de personnes avaient fui dans la panique le nord de la bande de Gaza au 18 octobre 2023, pendant qu'Israël continuait à masser des troupes aux abords du territoire palestinien, en vue d'une offensive terrestre imminente contre le Hamas, qui a lancé le 7 octobre une attaque sanglante en Israël.
Israël a également affirmé qu'aucune trêve n'était en cours pour permettre l'entrée de l'aide humanitaire à Gaza (lien archivé ici). Ainsi, une intense activité diplomatique se poursuit pour tenter de débloquer l'acheminement de l'aide humanitaire vers la bande de Gaza (lien archivé ici), en état de siège et menacée d'une catastrophe humanitaire.
Dans la ville de Gaza, le 17 octobre au soir, une frappe meurtrière a fait 471 morts dans l'hôpital Ahli Arab selon le ministère de la Santé du territoire palestinien contrôlé par le Hamas - mais probablement beaucoup moins, a toutefois affirmé un haut responsable européen du renseignement à l'AFP, qui évalue à "quelques dizaines" le nombre de morts.
Un porte-parole de l'armée israélienne a également contesté le nombre de 471 morts avancé par le Hamas. Les photos et vidéos de l'AFP montrent des dizaines de corps dans des draps, des sacs mortuaires noirs ou sous des couvertures.
La frappe a provoqué des condamnations internationales et des manifestations à travers le monde musulman. Le mouvement islamiste Hamas au pouvoir à Gaza a accusé Israël d'être à l'origine de cette frappe, que l'armée israélienne a elle imputée à un tir de roquette du Jihad islamique, autre groupe armé palestinien.
La guerre entre Israël et le Hamas a été déclenchée après l'attaque sanglante, d'une ampleur sans précédent, lancée le 7 octobre contre le territoire israélien par le mouvement islamiste palestinien. En riposte, Israël a promis d'"anéantir" le Hamas et a déclenché une intense campagne de frappes sur la bande de Gaza, avant d'appeler les civils à fuir.
Plus de 1.400 personnes, pour la plupart des civils, ont été tuées en Israël depuis l'attaque. Le Hamas a en outre capturé 199 otages, selon Israël. Les représailles israéliennes avaient, elles, tué au moins 3.478 personnes à Gaza à la date du 18 octobre, en majorité des civils palestiniens, dont des centaines d'enfants, selon les autorités locales. Le secrétaire général de l'ONU, Antonio Guterres, a appelé le 15 octobre le Hamas à libérer tous les otages et Israël à autoriser l'entrée de l'aide humanitaire dans la bande de Gaza, avertissant que le Moyen-Orient était "au bord de l'abîme" (lien archivé ici).
La situation à Gaza "devient incontrôlable", faute d'une aide humanitaire pourtant prête à être acheminée, a également affirmé le 18 octobre (lien archivé ici) le patron de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) sur le réseau X (ex-Twitter).
Les réseaux sociaux, largement investis pour documenter et commenter ce conflit meurtrier, sont submergés par une vague de désinformation, comme l'explique cet article de l'AFP.
Depuis le 13 octobre 2023, de nombreuses publications prétendent par exemple relayer une déclaration officielle des autorités qatariennes, vidéo à l'appui. Sur ces images d'une durée de 7 secondes, l'émir du Qatar, le cheikh Tamim ben Hamad Al Thani, prononce un discours en arabe.
"URGENT Les autorités qatariennes menacent de créer une pénurie mondiale de gaz dans le cadre de leur soutien à la Palestine", avancent en légende de la vidéo des messages diffusés des milliers de fois sur Facebook et X (ex-Twitter), en français (liens archivés ici, ici et ici) mais aussi en anglais (ici) en portugais (ici), en coréen (ici) et en chinois (ici).
"'Si les bombardements sur Gaza ne s'arrêtent pas, nous couperons l'approvisionnement en gaz du monde', a déclaré l'émir Tamim ben Hamad Al Thani", poursuivent les auteurs de ces publications, le richissime émirat du Golfe étant l'un des principaux producteurs de GNL [gaz naturel liquéfié, NDLR] au monde avec les Etats-Unis et l'Australie (lien archivé ici).
Cependant, ces assertions sont fausses : la vidéo diffusée sur les réseaux sociaux est ancienne ; elle date de 2017. Sur le fond, l'émir qatarien évoque dans cet extrait la crise migratoire provoquée par les conflits au Proche-Orient, faisant particulièrement référence aux déplacés palestiniens au cours de l'histoire. Il ne déclare, à aucun moment, avoir l'intention de couper les exportations mondiales de gaz du Qatar.
Un officiel qatarien a par ailleurs confirmé à l'AFP, le 16 octobre 2023, qu'"il s’agit là d’un autre cas de désinformation en ligne contre le Qatar – une telle déclaration n’a jamais été faite et ne le sera jamais. Le Qatar ne politise pas ses approvisionnements en GNL ni aucun investissement économique."
Une vidéo datant de 2017
En effectuant une recherche d'image inversée à l'aide de l'outil InVid/We Verify, nous retrouvons une version plus longue de la vidéo partagée sur les réseaux sociaux. D'une durée de 43 secondes, elle a été mise en ligne il y a six ans sur la chaîne YouTube du média qatarien Al Jazeera (lien archivé ici), le 14 mai 2017.
"Emir du Qatar : La question palestinienne est la question d'un peuple déraciné de sa terre", est-il écrit en légende, en arabe. D'après la chaîne, ce discours a eu lieu lors du 17ème Forum de Doha organisé dans la capitale de l'émirat sous le slogan "Développement, stabilité et questions relatives aux réfugiés".
Sur les images diffusées sur les réseaux sociaux, on peut d'ailleurs identifier le logo d'Al Jazeera (encadré en jaune ci-dessous), en bas à droite de l'écran :
Sous le bandeau informatif d'Al Jazeera, on distingue aussi partiellement la mention "Doha 17th forum" et un bandeau vert (encadrés en jaune ci-dessous), tous deux présents dans un tweet de la télévision d'Etat Qatar Television publié le 14 mai 2017 :
Sur le fond, un discours sur les déplacés palestiniens
Dans l'extrait vidéo relayé sur les réseaux sociaux, l'émir du Qatar n'évoque à aucun moment la question gazière, ni la volonté de limiter ses exportations mondiales en la matière. En réalité, il tient les propos suivants, traduits de l'arabe : "...que la cause palestinienne a commencé comme étant une cause d’un peuple déraciné de sa terre".
En traduisant le discours prononcé dans la version plus longue de la vidéo, diffusée en mai 2017, de nouveaux éléments permettent de comprendre le contexte de cette prise de parole : "La crise migratoire est le résultat des conflits régionaux et des guerres civiles, ainsi que du déplacement dû à des raisons raciales ou sectaires. Parmi ces conflits, certains datent de plusieurs décennies, comme le déplacement des réfugiés palestiniens en 1948 lors de la Nakba ["catastrophe" en arabe, terme qui désigne les 760.000 Palestiniens qui ont fui ou ont été expulsés de leurs maisons pendant la première guerre israélo-arabe qui a coïncidé avec la création de l'Etat d'Israël, NLDR], qui coïncide avec ces jours-là. Par conséquent, on peut dire que la question palestinienne a débuté en tant que problème d'un peuple déraciné de sa terre. De plus, parmi les conflits et les déplacements plus récents, il y a le cas des migrants irakiens qui ont fui le blocus et la guerre", soutenait alors le cheikh Tamim ben Hamad Al Thani.
Le Qatar, l'un des principaux producteurs mondiaux de GNL
Le Qatar, cible des allégations portées sur les réseaux sociaux, est un Etat richissime : l'émirat du Golfe est l'un des principaux producteurs de GNL au monde avec les Etats-Unis et l'Australie (lien archivé ici).
D'après un rapport (lien archivé ici) de l'Agence internationale de l'énergie (AIE) sur les perspectives du gaz, "les États-Unis [...] devraient devenir le premier exportateur mondial de GNL en 2023, devant le Qatar et l'Australie."
Les pays asiatiques, notamment la Chine, le Japon et la Corée du Sud, figurent parmi ses principaux clients, mais il est de plus en plus courtisé par les pays européens, en quête d'alternatives au gaz russe depuis l'invasion de l'Ukraine.
Le Qatar vise à accroître sa production de GNL de plus de 60%, pour atteindre 126 millions de tonnes par an d'ici à 2027 à travers le projet d'expansion du North Field, le plus grand gisement de gaz naturel au monde que le Qatar partage avec l'Iran, dont les travaux ont été officiellement lancés au début du mois d'octobre.
Des médiations multiples pour éviter l'embrasement et protéger les civils
Le 12 octobre, à la veille de la circulation de ces fausses allégations sur les réseaux sociaux, l'émir du Qatar a été reçu à Berlin par le chancelier Olaf Scholz qui a déclaré vouloir utiliser "tous ses contacts" pour empêcher une escalade au Proche-Orient et libérer les otages détenus à Gaza par le Hamas.
Il défendait ainsi sa rencontre prévue avec Tamim ben Hamad Al-Thani. Doha, qui accueille un bureau politique du Hamas depuis plus de dix ans, a fourni des millions de dollars d'aides à Gaza (lien archivé ici).
Ce nouveau rôle diplomatique central du Qatar, comme celui de nouveau fournisseur majeur de gaz de l'Allemagne en remplacement de la Russie, divise la classe politique allemande en raison du soutien présumé apporté par Doha au Hamas. Fin septembre, le Qatar et l'Egypte ont notamment assuré une médiation entre le Hamas et Israël permettant la réouverture de points de passage vers Gaza.
Dans le cadre d'une tournée dans six pays arabes, le secrétaire d'Etat américain Antony Blinken s'est aussi entretenu, le 13 octobre, avec les responsables du Qatar (lien archivé ici). M. Blinken a félicité l'émirat, qui entretient des relations de longue date avec le Hamas, d'avoir montré sa disposition à aider à la libération de certains des otages enlevés par le Hamas durant son attaque.
Mais il a aussi critiqué le fait que Doha accueille le chef du bureau politique du Hamas, Ismaïl Haniyeh, ainsi qu'un bureau du mouvement islamiste. Ce à quoi le Premier ministre du Qatar, cheikh Mohammed ben Abdelrahmane Al-Thani, a répondu que le Hamas n'avait qu'un bureau d'information à Doha.
19 octobre 2023 Met à jour le bilan de la frappe sur l'hôpital de Gaza
18 octobre 2023 Ajoute mot-clé