
Pas d'aléas dans le nucléaire? Attention à cette affirmation d'Emmanuel Macron
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- Publié le 16 mars 2022 à 19:28
- Mis à jour le 16 mars 2022 à 19:44
- Lecture : 9 min
- Par : AFP France
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Un mois après avoir promis une "renaissance du nucléaire français" et avoir présenté un vaste plan de relance de l'atome, Emmanuel Macron est revenu lundi soir sur le plateau de TF1, où ont défilé successivement huit des douze candidats en lice pour l’Elysée, sur sa stratégie énergétique pour les décennies à venir.
Pilier de cette stratégie, le nucléaire est la "manière la plus sûre, la plus souveraine (...) la plus décarbonée, de produire de l'électricité qui n'est pas intermittente", a fait valoir le chef de l'Etat.
"Je dis ça parce qu'on se trompe quand on compare par exemple du nucléaire avec de l'éolien ou du solaire. L'éolien ou le solaire, vous ne pouvez pas durablement le stocker. Donc ça dépend des cycles", a-t-il poursuivi. "Le nucléaire, oui. Vous pouvez le produire tout le temps, il n'est pas sujet à des aléas. Donc le nucléaire, c'est ce qui vous permet de produire de l'électricité à la place ou d'une centrale à charbon ou du gaz".
Entretien
— TF1Info (@TF1Info) March 14, 2022
️ "L'énergie la moins chère est celle que l'on ne consomme pas : on peut faire des petits efforts du quotidien mais surtout, c'est l'innovation. Le 2e pilier, c'est le #nucélaire" : la position d'@EmmanuelMacron
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Le nucléaire ne serait donc, selon Emmanuel Macron,pas soumis à des aléas et offrirait une garantie supplémentaire pour l'approvisionnement en électricité du pays, par rapport à l'éolien ou du solaire, qui dépendent du vent et du soleil.
Qu'en est-il réellement ? En France, les inconvénients et les avantages du nucléaire, souvent opposés aux énergies renouvelables, font depuis de nombreuses années l'objet de vifs débats entre partisans de l'atome, qui mettent en avant son bénéfice climatique et l'argument de l'indépendance énergétique, et ses pourfendeurs, qui pointent les problèmes des déchets ou des risques d'accidents.
Avec ses 18 centrales et 56 réacteurs, la France reste le pays au monde le plus dépendant de l'énergie nucléaire pour sa production électrique. Le parc nucléaire tricolore est le deuxième plus important au monde derrière celui des États-Unis (93 réacteurs). Réparties sur 18 sites, les centrales nucléaires françaises en activité fournissent environ 70% du total de l'électricité produite dans le pays.
Ces sites sont confrontés à différents types d'aléas, ou contraintes pouvant avoir une répercussion sur la production, la distribution et la consommation d'électricité, ont souligné plusieurs experts sollicités par l'AFP.
"Les aléas existent, c'est indéniable", souligne Ludovic Dupin, porte-parole de la Société française de l'énergie nucléaire (Sfen), représentant des ingénieurs et scientifiques du nucléaire.
"Le nucléaire peut être soumis à des aléas techniques, on en a actuellement sur une partie du parc où certains réacteurs ont été arrêtés en raison de vérifications à faire sur des tuyaux d'alimentation en eau, après la découverte de microfissures, ce qu'on appelle des 'corrosions sous contraintes', donc ça arrive,ajoute-t-il,cependant ça touche une partie minoritaire du parc. Il n'y a pas d'impact fort, pas de risque de blackout parce qu'on a des marges de sûreté".
Ces problèmes de corrosion ont tout de même conduit EDF à abaisser ses prévisions de production nucléaire pour 2022 et 2023. La commission des affaires économiques du Sénat s'est de son côté inquiétée d'une "activité de production nucléaire du groupe EDF tombée à un niveau jamais vu depuis les années 1990".

Ces "aléas d'exploitation industrielle" existent aussi pour l'éolien et le solaire, relève Emmanuelle Galichet, enseignante-chercheure au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), qui cite par exemple des cas de "fissures sur des pales d'éolienne ou dans le silicium du photovoltaïque". "L'aléa d'exploitation industrielle est vrai sur toute installation industrielle, quelle qu'elle soit", précise-t-elle.
Pour le nucléaire, ces aléas sont multiples, selon Alain Beltran, directeur de recherches au CNRS. "Il faut changer le combustible, l'uranium, donc il y a parfois des arrêts, pour faire des contrôles et recharger. Ensuite, les centrales nucléaires ont besoin de beaucoup d'eau (...) en cas de sécheresse, il peut y avoir des ralentissements dans la production".
Contacté par l'AFP le 16 mars, EDF juge le terme d'aléas "assez large". L'entreprise confirme que "durant la période d’exploitation des centrales nucléaires, les réacteurs sont régulièrement mis à l’arrêt pour des opérations de maintenance programmée", parmi lesquelles "l'arrêt pour simple rechargement", "la visite partielle, consacrée au rechargement du combustible et à la maintenance du réacteur" et une inspection détaillée réalisée tous les 10 ans.
Elle assure également avoir mis en place des dispositifs pour faire face aux "aléas climatiques", tels que des phénomènes météorologiques extrêmes. Le Réseau de transport d'électricité (RTE) ne reprend pas le terme d'"aléas" mais souligne, qu'en "cas de forte canicule, la production nucléaire peut être amenée à baisser, pour des questions de contraintes environnementales sur les températures de rejet des eaux".

Ce fut notamment le cas dans les centrales de Chooz et de Golfech au cours de l'été 2020, marqué par des températures élevées.
Contrairement au raccourci fait par Emmanuel Macron sur TF1, "il n'y a aucun système qui est à l'abri d'aléas, qu'ils soient liés à la technique ou météorologiques", résume Geneviève Baumont, ancienne chercheuse associée à l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN).
De la fermeture de 14 réacteurs à la construction de 6 à 14 nouveaux
Le chef de l'Etat n'a pourtant pas toujours été un fervent défenseur de l'atome. En 2017, il prônait plutôt la réduction de l'utilisation du nucléaire en France.
"A l'époque de François Hollande, et du début du quinquennat [d'Emmanuel Macron] on avait l'idée de réduire la part du nucléaire à 50%, et de pour cela de fermer certains réacteurs, à commencer par Fessenheim. Il y a eu un changement de cap, brutal", analyse Alain Beltran, directeur de recherches au CNRS et historien de l'énergie.

Interrogé au sujet de ce revirement concernant le nucléaire, le président et désormais officiellement candidat à sa succession a cependant assuré sur le plateau de TF1 n'avoir "pas du tout" changé d'avis au cours de son quinquennat.
"Il y a quelques années encore vous souhaitiez fermer, arrêter, 14 réacteurs nucléaires, aujourd'hui vous annoncez que vous voulez en construire 14. Vous avez totalement changé d'avis ?", l'a interrogé la journaliste Anne-Claire Coudray. "Pas du tout. Simplement, c'est du temps long", a répliqué Emmanuel Macron, rappelant que sa décision de "repousser" l'objectif initial de réduction de la part de nucléaire remontait à 2018.
En 2017, le candidat Macron en campagne, promettait lors d'interventions et jusque dans son programme de réduire la dépendance de la France "à l'énergie nucléaire, avec l'objectif de 50% d'énergie nucléaire à l'horizon 2025".
Après son élection, plusieurs décisions sont d'ailleurs prises dans ce sens, poursuivant la prise de distance avec l'énergie produite par la fission de l'atome, engagée par François Hollande. Fin novembre 2018, le président réaffirme sa volonté de ramener la part d'électricité produite par le nucléaire à 50%, en décalant la date butoir de 10 ans, la passant à 2035, tout en affirmant vouloir fermer 14 réacteurs, sur la soixantaine fonctionnant alors en France.
"Concrètement, 14 réacteurs de 900 mégawatts seront arrêtés d'ici à 2035. Ce mouvement commencera à l'été 2020 avec l'arrêt définitif des deux réacteurs de Fessenheim", assurait Emmanuel Macron le 27 novembre 2018, lors de la présentation des grandes orientations de la Programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), une feuille de route pour les dix années à venir.
Le symbole de cet éloignement du nucléaire au début du quinquennat est représenté par l'arrêt, fin juin 2020, de deux réacteurs de la plus vieille centrale de France, celle de Fessenheim.
Et pourtant, six mois plus tard, le ton a changé. "Notre avenir énergétique et écologique passe par le nucléaire", déclare Emmanuel Macron lors d'une visite dans l'entreprise Framatome au Creusot.
Un an plus tard, en octobre 2021, il précise cette stratégie et fait de l'émergence "en France d'ici 2030 des réacteurs nucléaires de petite taille innovants" l'objectif "numéro un".
Enfin, le 10 février 2022, Emmanuel Macron entérine sa volonté de s'appuyer sur le nucléaire, en annonçant lors d'un déplacement à Belfort un vaste plan de relance de cette énergie, avec l'objectif pour 2050 de construire six nouveaux EPR de seconde génération et d'étudier la construction de huit réacteurs supplémentaires.

Il déclare en outre vouloir "prolonger tous les réacteurs qui peuvent l’être", au-delà de 50 ans si possible, et éviter d'en fermer. "J'ai pris deux décisions fortes : prolonger tous les réacteurs nucléaires qui peuvent l'être, sans rien céder sur la sûreté" et "qu'aucun réacteur nucléaire en état de produire ne soit fermé à l'avenir (...) sauf raison de sûreté", détaille-t-il.
Le président a justifié ce revirement sur le plateau de TF1 par le suivi de recommandations de spécialistes. "J'ai demandé aux meilleurs experts comment faire pour que la France puisse avoir la meilleure production d’électricité, qu'elle soit sûre, qu'elle soit peu carbonée, le moins cher possible, pour nous Françaises, Français, et pour nos entreprises".
S'il ne précise pas l'identité de ces experts, plusieurs organismes ont publié des rapports ces derniers mois au sujet de scénarios sur l'évolution de la production énergétique pour les décennies à venir, se basant sur des hypothèses de croissance. Parmi eux, RTE et l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME). Le rapport de RTE suggère notamment que pour atteindre la neutralité carbone d'ici 2050, il serait difficile, au vu du rythme actuel de développement des énergies renouvelables, de se passer du nucléaire.
Or l'enjeu est de taille : le verdissement des transports, du chauffage, de l'alimentation et la décarbonation de l'industrie via l'hydrogène devraient en effet conduire à un boom de la consommation d'électricité d'ici 2050, en France comme à l'étranger, selon les projections.
Pour Alain Beltran, d'autres facteurs ont pu avoir un impact sur la décision d'Emmanuel Macron de miser sur le nucléaire. "Le parc nucléaire français vieillit (...) Si on veut continuer avec, il faut faire un effort financier. C'est comme quand vous avez une vieille voiture, à un moment ça ne sert plus à rien de payer des réparations, on commence à économiser pour en acheter une nouvelle", explique l'historien, ajoutant que "le secteur du nucléaire, c'est aussi des dizaines de milliers de personnes" et "une spécificité française depuis les années 60".
"C'est difficile de faire du nucléaire mais aussi difficile de s'en passer. Le nucléaire en France c'est clivant, c'est compliqué, et c'est pas un clivage politique gauche-droite."