
"Comment aurions-nous pu nous réjouir de l’incendie de Notre-Dame ?": deux victimes de la haine en ligne racontent
- Cet article date de plus d'un an
- Publié le 04 mai 2019 à 12:00
- Mis à jour le 04 mai 2019 à 12:50
- Lecture : 4 min
- Par : Rémi BANET
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Le 15 avril, les deux amis sont dans un café quand ils reçoivent sur leur smartphones une alerte les informant d’un incendie en cours à Notre-Dame. Ils foncent vers la cathédrale. La fumée est déjà visible depuis "partout" dans Paris. "On est étudiants en archi, on voulait voir ce qu’il se passait de nos propres yeux", explique S., 21 ans.
Pendant "une bonne demi-heure, trois quarts d’heure peut-être", S. et J. -- formellement reconnus par l'AFP lors d'un entretien s'étant déroulé le 3 mai -- assistent à l’incendie de Notre-Dame depuis la rive sud de la Seine. Puis des policiers leur demandent de sortir du périmètre de sécurité. C’est là qu’ils sont photographiés, passant sous un ruban rouge et blanc, rue Lagrange (5e arr.), peu avant 20 heures.
La photo, publiée sans légende sur le compte Facebook de Sputnik France à 21h37, est très vite reprise par des pages d’extrême droite américaines et françaises.
"Des musulmans rient pendant que Notre-Dame est détruite par les flammes", accuse dès 22h45 sur sa page Facebook certifiée -- et suivie par plus de 1,3 million de personnes -- la militante américaine anti-islam Pamela Geller, dans un post partagé plus de 33.000 fois depuis.

"'Allah est grand' : les musulmans rient devant [l’]incendie [de] Notre-Dame", titre quelques heures plus tard la page francophone Infos-Israel.News au dessus de l’image des deux étudiants.
En quelques heures, le cliché se répand sur les réseaux sociaux et sur les forums Reddit et 4Chan. Des internautes, nombreux, accusent S. et J. de se réjouir du drame de Notre-Dame. Dans les commentaires, les injures racistes et islamophobes et les menaces de représailles fusent.
Les deux jeunes hommes reçoivent dès le soir de l'incendie des messages d'amis d'école les informant de ces publications. "C'était totalement irréel", se remémore J.
S. a depuis capturé sur son téléphone des centaines de commentaires haineux. "Pourquoi gardons-nous chez nous ces Français de papiers ces gens qui haïssent la France?", commente un internaute sur Twitter, quand un autre, sur Facebook, appelle à les pendre (voir ci-dessous).
"Je n’avais jamais été victime de racisme jusqu’ici. Là, j’en ai pris pour deux vies", lâche S. en déroulant les commentaires.

Sputnik France a depuis publié un article soulignant qu'"à aucun moment, Sputnik n'a insinué que ces deux individus étaient musulmans ni qu'ils riaient en raison de l'incendie", qualifiant cette histoire de "rocambolesque".
"Voir un bijou de l’architecture brûler, ça fait quelque chose"
Pourquoi les deux amis sourient-ils sur la photo devenue virale ? "Au moment de passer sous la glissière [le ruban de balisage délimitant le périmètre de sécurité], elle m’est revenue dans le visage. Ca nous a fait sourire", affirme S.
"Notre-Dame, on l'a visitée, on l'a photographiée, on l'a étudiée, on l'a modélisée en 3D, donc comment aurions-nous pu nous réjouir de l'incendie?”, poursuit-il. "En tant qu’étudiants en archi, voir un bijou de l’architecture brûler, ça nous a fait quelque chose."
Pour prouver sa bonne foi, l’étudiant tourne l'écran de son smartphone et montre des messages envoyés à un proche sur Snapchat pendant l’incendie de Notre-Dame :
-"Je suis sur le cul là. J'ai vu la flèche s'effondrer", écrit-il dans un de ces messages.

Leur avocat, Me Boris Rosenthal, dit avoir envoyé une "quinzaine" de mises en demeure pour "atteinte au droit à l'image" à des sites ayant publié la photo de ses clients.
Sur l'une d'elles, consultée par l’AFP, il déplore une "avalanche de fake news" à leur encontre. "Certains internautes ont manifesté la volonté de retrouver mes clients et les ont menacés de représailles", ajoute-t-il, soulignant qu'ils sont "parfaitement identifiables" sur le cliché leur ayant valu un déferlement de haine, partagé au moins 50.000 fois sur le seul réseau social Facebook.
"Il faut donner conscience aux gens qui lisent, comme aux gens qui écrivent ou commentent, que derrière une information non vérifiée, il y a des personnes pour lesquelles ça a des conséquences directes, des conséquences sur leur vie", ajoute l'avocat auprès de l'AFP.

S. s'inquiète notamment d'être "reconnu" lors d'un entretien pour un stage. "Ca peut être une raison de ne pas nous prendre", redoute-t-il.
Depuis trois semaines, J. et lui font attention à ne pas trop se montrer ensemble, et tâchent de ne pas s'habiller comme sur la photo du soir de l'incendie. "Je jette des regards furtifs en sortant de chez moi", confie S., qui craint qu'un "cinglé" puisse s'en prendre à lui.
Il y a quelques jours, les deux amis ont aperçu des caméras de France 3 et BFMTV dans la rue ; ils ont préféré "esquiver" par peur d'être reconnus.
*Les prénoms des deux étudiants ont été anonymisés. EDIT : mis à jour le 04/05 avec image modifiée