
Non, le terme “islamophobie” n'a pas été “créé par l'ayatollah Khomeini”
- Cet article date de plus d'un an
- Publié le 27 août 2018 à 16:05
- Lecture : 4 min
- Par : Valentin GRAFF, Rémi BANET
Copyright AFP 2017-2025. Toute réutilisation commerciale du contenu est sujet à un abonnement. Cliquez ici pour en savoir plus.
"Le terme islamophobie a été créé par l’hallatoya Khomeni pour museler le débat, culpabiliser ceux qui se révoltent contre cette idéologie impérialiste" (sic), a écrit vendredi sur Twitter la secrétaire générale adjointe des Républicains Valérie Boyer.
Bravo @jwaintraub de rappeler
— Valérie Boyer (@valerieboyer13) 24 août 2018
-en France(heureuseument)aucun musulman n’a été tué en représailles d’#attentats #islamistes
-le terme #islamophobie a été créé par l’hallatoya Khomeni pour museler le débat, culpabiliser ceux qui se révoltent contre cette idéologie #impérialiste https://t.co/gktvQFHrAh
La députée des Bouches-du-Rhône renvoyait vers un extrait vidéo d’une émission diffusée jeudi sur la chaîne LCI, où un intervenant, Mathieu Alterman, expliquait que ce terme "a été créé par l'ayatollah Khomeini en Iran".
D'où vient cette affirmation ?
Avant eux, d’autres personnalités ont affirmé la même chose.
L'essayiste Caroline Fourest écrivait en 2003 dans une tribune parue dans Libération et co-écrite avec Fiammetta Venner que "le mot ‘islamophobie’ a une histoire, qu'il vaut mieux connaître avant de l'utiliser à la légère. Il a pour la première fois été utilisé en 1979, par les mollahs iraniens qui souhaitaient faire passer les femmes qui refusaient de porter le voile pour de ‘mauvaises musulmanes’ en les accusant d'être ‘islamophobes’".
Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur et donc en charge des Cultes, citait lui justement Caroline Fourest dans un entretien à l’Obs en juillet 2013 : "Derrière le mot ‘islamophobie’, il faut voir ce qui se cache. Sa genèse montre qu’il a été forgé par les intégristes iraniens à la fin des années 1970 pour jeter l’opprobre sur les femmes qui se refusaient à porter le voile. C’est au mot près l’argumentaire de l’essayiste Caroline Fourest", note-t-il.
Citée dans une enquête de Libération publiée deux mois plus tard, en septembre 2013, Mme Fourest revenait sur sa déclaration suite aux critiques suscitées en estimant que "l’important, ce n’est pas de savoir si quelqu’un a parlé d’islamophobie il y a un siècle dans sa salle de bain, c’est le sens de ce mot".
La genèse du terme "islamophobie" selon les chercheurs
Des sociologues et historiens ayant travaillé sur la genèse du concept voient son origine comme bien plus ancienne.
Dans un ouvrage paru en 2013, les sociologues Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat, rattachés au CNRS, situent à 1910 son apparition :
"On doit l’invention du néologisme 'islamophobie' et ses premiers usages à un groupe d’'administrateurs-ethnologues' spécialisés dans les études de l’islam ouest-africain ou sénégalais : Alain Quellien, Maurice Delafosse et Paul Marty", écrivent-ils dans Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le "problème musulman".

L'historien Alain Ruscio fait lui aussi remonter l'origine du terme "islamophobie" à 1910 en citant le même Alain Quellien.
"Contrairement à une vulgate répandue, il [le mot "islamophobie"] est plus que centenaire. La première utilisation du mot retrouvée date de 1910. Elle figure sous la plume d’un certain Alain Quellien, aujourd’hui oublié", écrivait-il dans un article publié en janvier 2016 dans la revue Orient XXI.
Comme l'affirment ces chercheurs, ledit Alain Quellien, docteur en droit, utilise bien dans son ouvrage La politique musulmane dans l’Afrique occidentale française (1910), le terme "islamophobie" :

Vincent Geisser, chercheur au CNRS et auteur de La nouvelle islamophobie (2003), rappelle de son côté que le terme est présent dans la langue française dans les années 1920 "sous la plume du peintre orientaliste Etienne Dinet, qui entendait par-là dénoncer les 'élucubrations' de certains auteurs chrétiens sur la religion musulmane".
Le sociologue souligne cependant que l’usage du terme est alors réduit "à quelques cercles d’anthropologues, de poètes ou de peintres islamophiles qui dénoncent la peur des musulmans et de l’islam".
Pourquoi les "mollahs iraniens" ont-ils été parfois présentés comme les inventeurs du terme ?
"L’ayatollah Khomeini a brandi l’islamophobie, mais pas le terme lui-même. Il n’a pas inventé ce terme, ça a été montré et démontré", note Vincent Geisser.
"Mais il est vrai qu’après la révolution islamique de 1979, le régime iranien a joué de cette peur de l’islam, ou de cette prétendue peur de l’islam, de cette thématique de l’islamophobie, comme un outil de propagande, outil politique et géopolitique, mais comme la plupart des grands pays musulmans dont l’Arabie saoudite", précise le chercheur à l'AFP.
Les sociologues Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat reviennent dans leur ouvrage de 2013 sur "l’affirmation selon laquelle le terme aurait été forgé par les +intégristes iraniens+ dans les années 1970" :
"Ces intellectuels médiatiques n’ont aucune preuve à l’appui de leur assertion. Il n’existe pas de réel équivalent à +islamophobie+ en persan et en arabe, ce genre de néologisme étant très rare dans les deux langues", expliquent-ils, épinglant notamment Caroline Fourest et Pascal Bruckner.
Après avoir été utilisé au début du 20e siècle chez certains auteurs, le terme "islamophobie" a cependant disparu par la suite, explique Vincent Geisser, pour réapparaître "au début des années 2000, après le 11-Septembre", et s’installer durablement dans la sphère publique.
Ce sociologue souligne que l’usage du terme "islamophobie" pour désigner un racisme anti-musulman est notamment "contesté par des essayistes et intellectuels français qui y voient une opération de ‘manipulation logomachique’ [manipulation verbale, NDLR] orchestrée par les mouvements islamistes pour faire taire toute critique à l’égard de la religion musulmane".
En France, où la place de l'islam suscite des débats, la pertinence du terme est vivement discutée, certains spécialistes lui préférant notamment la notion "racisme antimusulman", comme nous l’expliquions dans cette dépêche AFP d’avril 2015.