Non, le Sénégal n’interdit pas aux Libanaises d’accoucher sur son sol

La communauté libanaise au Sénégal, présente depuis la fin du XIXe siècle, compte quelque 30.000 membres dont beaucoup ont la double nationalité. Des internautes affirment que le Sénégal a décidé d’interdire aux Libanaises d’accoucher sur son territoire. Les utilisateurs -vidéo à l'appui- affirment que cette décision serait une mesure de réciprocité, car les femmes noires africaines n'auraient pas le droit d’accoucher au Liban. En réalité, la vidéo est tronquée et montre un candidat aux élections législatives sénégalaises de novembre 2024. Aucune femme n’est officiellement interdite d’accoucher ni au Sénégal ni au Liban, même si certaines femmes noires peuvent faire face à des discriminations liées à un système controversé de parrainage de travailleurs controversé connu sous le nom de "kafala".

"Savez vous que le Liban interdit sur son territoire tout accouchement de femmes africaines? Beeh depuis peu ,le gouvernement sénégalais vient de prendre la même décision interdisant toute femme libanaise d accoucher sur son territoire réciprocité oblige”: voici l’affirmation partagée sur sa page Facebook le 5 novembre 2024 par le chanteur de reggae ivoirien Serges Kassy.

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Capture d'écran Facebook effectuée le 22 janvier 2025

Il n’est pas le seul sur les réseaux sociaux à affirmer que le Sénégal interdit désormais aux femmes libanaises d’accoucher sur son sol. Deux publications particulièrement virales sur TikTok (ici et ), qui ont été partagées plus de 8.000 fois chacune, reprennent la même affirmation et s’appuient pour cela sur un extrait vidéo.

Interdiction formelle aux femmes libanaises d’enfanter et d’accoucher au Sénégal, de la même manière qu’il est interdit aux femmes noires de le faire au Liban”, affirme sous les applaudissements une personne qui semble être un homme politique.

Des publications similaires sur Facebook, X et Instagram cumulant des centaines de partages soutenaient également début novembre que le gouvernement sénégalais venait de prendre la décision d’interdire aux femmes libanaises d’accoucher sur son sol  (1, 2, 3).

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Capture d'écran Tik Tok effectuée le 22 janvier 2025

Aucune annonce d’interdiction au Sénégal

L’accession au pouvoir du candidat d’opposition Bassirou Diomaye Faye lors de l’élection présidentielle du 24 mars 2024, après deux mandats de Macky Sall, a entraîné la mise en place de plusieurs réformes (train de vie de l'État, lancement de grands chantiers économiques, refonte de la politique de solidarité nationale, etc). Mais les réformes du nouveau président sénégalais concernent-elles le droit d’accoucher au Sénégal des femmes libanaises ?

Malgré le fait que plusieurs sites internet (1, 2, 3) affirment que le Sénégal a pris une telle mesure, aucun média fiable n’a relayé cette information.

Les recherches par mot-clé ont permis de constater qu’aucune annonce en ce sens n’a été faite par le gouvernement sénégalais. Aucun décret sur cette question n’a été signé par le nouveau président ou encore par le ministère de l’intérieur ou de la santé du Sénégal.

C’est ce que confirme le 27 décembre 2024 à l’AFP Mame Gor Ngom, directeur général du Bureau d'Information et de Communication du gouvernement (Bic-Gouv) du Sénégal. "Cette information est fausse. Il n'y a aucune loi, aucune intention allant dans ce sens. C'est absurde", a-t-il fait savoir.

Promesse de campagne d’un candidat nationaliste

D’où vient donc cette affirmation ? En utilisant l’outil InVID-WeVerify, qui permet de découper les vidéos en plusieurs images et de rechercher d’autres occurrences sur internet via une recherche inversée d’images, on se rend compte que l’homme présenté sur la vidéo à l’origine de cette affirmation est Tahirou Sarr.

Il était candidat à l’élection législative à la tête d’un parti politique – présenté comme une coalition – et ayant pour nom Les Nationalistes/Jël Liñu Moom. Cette expression wolof signifie "prendre ce qui nous appartient".

Le parti Les Nationalistes est désormais détenteur d’un siège à l’Assemblée nationale depuis les élections législatives du 17 novembre 2024 et son chef, Tahirou Sarr, occupe ce siège. Dans un contexte électoral marqué par la volonté du parti au pouvoir de contrôler l’Assemblée nationale, Tahirou Sarr a fait campagne sur le thème de la préférence nationale et la présence étrangère au Sénégal. Il s’est plusieurs fois attaqué en particulier aux communautés guinéenne et libanaise au Sénégal.

La recherche inversée nous permet de retrouver l’intégralité de la vidéo de la conférence de presse de Tahirou Sarr sur le compte YouTube Sen Teranga (lien archivé ici). La vidéo de deux heures diffusée en direct le 23 octobre 2024 est principalement en wolof avec quelques phrases en français. C’est justement dans cette vidéo que Tahirou Sarr évoque "l’interdiction formelle aux femmes libanaises d’enfanter et d’accoucher au Sénégal de la même manière qu’il est interdit aux femmes noires de la faire au Liban". On retrouve l’extrait utilisé pour véhiculer l’infox à partir de la 48ème minute et 30 secondes.

Le Sénégal n’a donc pas interdit légalement aux femmes libanaises d’accoucher sur son sol, il s’agissait en réalité d’une proposition de campagne du candidat du parti Les Nationalistes. La majorité des publications fausses reprenant cette promesse de campagne s’inscrivent dans le contexte des élections législatives de novembre 2024 au Sénégal, un moment propice à la désinformation.

Sur le sujet des fausses informations, Tahirou Sarr s’est particulièrement illustré en affirmant notamment en wolof que "les étrangers représentent presque la moitié de la population" sénégalaise, ce qui est faux. Malgré le fait qu’il soit élu, la promesse de campagne de Tahirou Sarr n’a pas pour le moment été suivie d'effets.

Pas d’interdiction dans la loi libanaise. Contactée par l’AFP, l’avocate et cofondatrice de l'ONG libanaise KAFA, Leila Awada, confirme elle aussi qu’il "n’y a pas d'article dans la loi libanaise qui interdit les femmes africaines d'accoucher au Liban."

Cette experte, dont l’association lutte pour les droits des femmes étrangères au Liban, explique que “beaucoup de femmes africaines vivent et accouchent au Liban”. Elle indique avoir accompagné avec son association “des femmes de nationalité éthiopienne, ivoirienne, ou encore soudanaise, qui vivent au Liban et ont eu des enfants ici”.

L’avocate concède que les femmes noires peuvent rencontrer lors de leur grossesse ou pour accoucher des “difficultés liées aux conditions générales d'accès à la santé au Liban”, évoquant notamment le coût des frais médicaux et la difficulté à trouver un gynécologue pour assurer le suivi. “Mais les hôpitaux publics reçoivent des femmes étrangères qui n'ont pas d'assurance car des associations les aident à payer leurs frais médicaux", affirme-t-elle.

Si les femmes noires ne sont donc pas interdites d’accoucher au Liban ni refusées des hôpitaux, Leila Awada souligne cependant que dans les faits, certaines femmes africaines peuvent être privées par leur employeur de certaines libertés fondamentales.

"Beaucoup de femmes africaines vivant au Liban travaillent comme femmes de ménage. Elles sont sous la procédure de la kafala”, explique-t-elle. Ce “dispositif abusif de parrainage”, selon les mots employés par Amnesty international, prive les femmes arrivées sous ce régime “de leur liberté de se déplacer, de quitter leur patron”, rappelle l’avocate. “Pour les femmes qui se trouvent dans cette situation, cela représente un frein et les empêche de vivre une vie normale, avec un époux ou des enfants", affirme-t-elle.

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