Non, cette vidéo ne montre pas des soldats maliens s'entraînant avec des bouts de bois

En prise avec des groupes jihadistes, indépendantistes ou criminels, l'armée du Mali est engagée sur de multiples fronts pour restaurer l'autorité de l'Etat sur tout le territoire malien. Depuis août une vidéo montrant prétendument des militaires maliens maniant des planches en bois à la place d'armes automatiques est largement partagée en Afrique de l'Ouest. La même séquence est utilisée pour railler l’armée congolaise et tchadienne qui s’entraineraient aussi avec ces kalachnikovs en bois "faute de budget". Mais c’est faux : cette vidéo montre une formation de futurs écogardes en charge de la lutte anti-braconnage dans un parc naturel au Tchad.
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Capture d'écran d'une publication sur TikTok, réalisée le 16 novembre 2023

"L'entraînement de l’armée malienne. Ils utilisent des bouts de bois à la place des armes" écrit l’auteur d’un post sur TikTok publié le 19 août 2023 (archivé ici).

Sur cette vidéo, on voit un groupe de dizaines d'hommes noirs - identiquement vêtus d'un pantalon kaki, d'un maillot et d'une casquette verts - positionnés dans une clairière et maniant chacun une planche de bois comme s'il s'agissait d'un fusil. Sous les ordres d'un instructeur blanc, en treillis camouflage, ces hommes se déplacent dans la brousse en mimant des coups de feu vers un ennemi invisible.

"Les bouts de bois remplacent la kalachnikov", déclare une voix off sur la vidéo.

Un autre internaute a partagé le 26 août cette vidéo sur TikTok (archivée ici) affirmant montrer une "armée malienne sans budget".

Ces publications interviennent dans un contexte très tendu au Mali, où les hostilités entre l’armée et les séparatistes touareg ont repris depuis août dans le nord.

La vidéo qui circule est également utilisée par des internautes pour se moquer tantôt de l’armée congolaise (archivé ici) ou de l'armée tchadienne (archivé ici).

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Collage de captures d'écran de deux publications sur TikTok, réalisées le 16 novembre 2023

Il s’agit en réalité d’une vidéo détournée de son contexte.

Nous avons recherché de précédentes occurrences de cette vidéo sur la toile, en procédant à une recherche d’image inversée avec l’outil Google Lens. Nous avons trouvé une version plus longue de plus de 17 minutes sur YouTube, publiée en octobre 2022 sur la chaîne du média français en ligne "Investigations et enquêtes" (archivée ici).

Les détails fournis par le titre et la voix off de cette vidéo révèlent qu’il s’agit d’un documentaire sur une formation de futurs écogardes dans le parc animalier de Sena Oura, dans le sud-ouest du Tchad.

Par exemple à 12 minutes et 13 secondes, on l'entend dire : "Il est trois heures du matin et les jeunes tchadiens se précipitent pour arriver à temps". Ensuite à 13'23", l'un des "stagiaires" hisse le drapeau tchadien bleu-or-rouge sur un poteau (image ci-dessous).

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Capture d'écran d'une vidéo sur YouTube, réalisée le 17 novembre 2023

Une recherche plus fouillée sur cette même chaîne YouTube mène à la version intégrale de ce documentaire publiée le 29 janvier 2021 et titrée "Green Cops, les gardiens de la planète : Cameroun".

La légende associée à la vidéo fait cette fois état de la lutte contre le braconnage des grands singes et autres espèces menacées en savane.

Au fil des scènes, on découvre le danger qui menace la faune d’un parc à Limbé au Cameroun et ensuite des images de la formation de futurs écogardes en charge de préserver le parc naturel de Sena Oura au Tchad voisin.

Lutte contre le braconnage

"Les chasseurs de la région ont laissé la place à des mafias internationales. Ces braconniers se sont professionnalisés un peu plus vite que les services de conservation. On est obligés de s'adapter à eux, de devenir quasiment des militaires de la brousse.", dit à la quatorzième minute l'instructeur interrogé dans le documentaire.

Cette menace grandissante sur les parcs naturels explique selon lui la formation quasi militaire dispensée aux futurs écogardes dont la mission sera de "sécuriser la zone afin de permettre le retour de la faune sauvage".

La description de la nouvelle vidéo découverte sur YouTube indique le nom du réalisateur : Guillaume Lhotellier. Nous l’avons contacté.

"Je suis bien le réalisateur de ce documentaire tourné en novembre 2018 et diffusé sur la chaîne de télévision Planète plus en décembre 2018", répond-il à l’AFP le 15 novembre 2023.

Le réalisateur français précise qu’il a tourné au Limbe Wildlife center au Cameroun et au parc Sena Oura au Tchad avec la société de production Yemaya productions.

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Vue aérienne d'éléphants dans un parc naturel au Tchad le 5 avril 2023 ( AFP / MICHAEL LORENTZ)

"Il s’agit bien d'une session de recrutement et de formation de futurs écogardes. En aucun cas, il ne s'agit d’une session d'entraînement pour l'armée tchadienne ou malienne", détaille M. Lhotellier.

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Il ajoute que cette formation a été dispensée par un ancien militaire français reconverti dans la lutte anti-braconnage et la formation d'écogardes au sein de l’ONG de conservation américaine Wildlife Conservatory Society (WCS).

La vidéo qui circule n’a donc rien à voir avec le Mali.

Si c'est grâce à la chaine YouTube "Investigations et enquêtes" que nous avons pu retrouver le documentaire dans son intégralité, contacter son réalisateur et situer ainsi la date et le lieu de cet entraînement, une autre vidéo publiée sur le même canal a toutefois attiré l'attention de l'AFP.

Le 29 avril 2022, cette chaine publie un extrait du documentaire (archivé ici) d'une durée de quatre minutes, avec un titre déroutant: "l’armée russe est prévenue" et un tag qui situe la scène au "Mali".

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Capture d'écran sur la chaîne YouTube "Investigations et enquêtes", réalisée le 15 novembre 2023

Cette vidéo au titre trompeur cumule plus de 1,2 millions de vues contre 48.000 vues pour le documentaire publié dans son intégralité et avec la bonne légende.

L'AFP a contacté la société de distribution audiovisuelle W4tch en charge de la chaine "Investigations et enquêtes" sur YouTube, qui a indiqué n'être que "rediffuseurs de programmes confiés par des sociétés de production".

Interrogée ensuite spécifiquement sur le titre trompeur associée à la vidéo, W4tch - société qui propose notamment aux sociétés de production de "monétiser" leurs contenus via YouTube - n'a pas répondu.

L'AFP a donc contacté directement la société de production détentrice des droits de ce documentaire, Yemaya productions, par email vendredi 17 novembre.

Celle-ci a immédiatement répondu à l'AFP et assuré ne pas "avoir eu connaissance de ce détournement, source de fausses informations" avant nos sollicitations. Yemaya productions a également indiqué avoir demandé des explications à la société de distribution W4tch, ainsi qu'une correction du titre de la vidéo.

Au matin du 20 novembre, le titre trompeur de la vidéo cumulant plus d'un million de vues sur la chaine YouTube "Investigations et enquêtes" avait été modifié. Le titre "L'armée russe est prévenue" avait été remplacé par "Entraînement intense pour ces gardes forestier [Sic]".

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Capture d'écran sur la chaîne YouTube "Investigations et enquêtes", réalisée le 20 novembre 2023

Cette vidéo avait été publiée en avril 2022, un moment particulièrement tendu dans les relations diplomatiques entre Paris et Bamako.

Rapprochement avec la Russie

La junte - qui a pris le pouvoir par la force en 2020 - s'était progressivement rapprochée de Moscou au moment où elle se détournait de la France, ancienne puissance coloniale engagée militairement dans le pays contre les jihadistes depuis 2013.

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Rassemblement de soutien à la junte et à la coopération militaire avec les Russes à Bamako le 13 mai 2022 ( AFP / OUSMANE MAKAVELI)

Après l'expulsion de son ambassadeur à Bamako, Paris avait annoncé en février 2022 le retrait de ses soldats déployés au Mali. (dépêche AFP archivée)

Une multitude d'observateurs faisaient déjà état de la présence de Wagner au Mali depuis fin 2021. Le 6 novembre dernier, la junte a à nouveau démenti toute coopération avec le groupe paramilitaire russe et invoqué une fois de plus un partenariat ancien d'Etat à Etat entre le Mali et la Russie. (dépêche AFP archivée)

Les vidéos trompeuses publiées depuis août sur TikTok coïncident quant à elles avec la récente escalade dans le nord du Mali entre l'armée et les indépendantistes touaregs.


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Une vue aérienne de la ville de Kidal (nord du Mali) le 27 août 2022 ( AFP / SOULEYMANE AG ANARA)

Le retrait de la Mission de l'ONU, poussée vers la sortie par la junte, a déclenché depuis août une course pour le contrôle du territoire, les autorités centrales réclamant la restitution des camps, les rebelles s'y opposant et les jihadistes tâchant d'en profiter pour affermir leur emprise.

Le 7 novembre, l’armée malienne a annoncé avoir pris position dans la région insoumise de Kidal (nord). La capture de ce foyer de la revendication indépendantiste, dont l'Etat central et l'armée avaient été chassés par les rebelles en 2014, est le succès militaire le plus incontestable remporté par les colonels à la tête de ce pays plongé dans une crise sécuritaire et multidimensionnelle grave. (dépêche AFP archivée)

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