Cette vidéo d'exécution en Ethiopie n'a pas été tournée dans un monastère en mai 2023

Une vidéo extrêmement violente, montrant des hommes en treillis abattre deux personnes en leur tirant une balle dans la tête, a été largement partagée sur les réseaux sociaux en juin 2023. Selon des internautes qui la diffusent, elle montre une exécution, en mai 2023, dans un monastère éthiopien accusé de servir de base à des opposants au gouvernement. Si les autorités du pays ont bel et bien affirmé avoir mené une opération contre des opposants dans ce monastère en mai 2023, la vidéo virale n'a rien à voir avec cet événement. Une investigation de l'AFP a pu démontrer que l'exécution a en fait eu lieu dans une autre région, en proie régulièrement à des violences interethniques. La Commission éthiopienne des droits de l'homme a confirmé l'emplacement des meurtres, qu'elle a qualifiés d'"exécution extrajudiciaire". En outre, l'entourage d'une victime, ainsi que la presse locale, confirment le contexte de ces exécutions, et indiquent qu'elles se sont déroulées début 2022.

La vidéo d'une minute montre plusieurs hommes en treillis tenant des fusils marcher dans une zone boisée le long d'un chemin de terre. Deux hommes, qui portent des vêtements civils, ont les mains attachées dans le dos .

Deux des hommes armés tirent alors à bout portant derrière la tête des hommes prisonniers et les victimes s'effondrent au sol.

Un homme en treillis tire une nouvelle fois, avant de s'éloigner. La personne qui filme la scène s'approche alors des victimes et zoome sur leur visage. Il dirige l'objectif vers lui, puis tourne à nouveau la caméra vers les victimes.

Plusieurs publications partagées en amharique sur les réseaux sociaux soutiennent que la scène se serait déroulée dans un monastère de Debre Elias, dans la région d'Amhara, en Éthiopie.

Une publication en amharique relayée le 4 juin 2023 affirme que la vidéo illustre ainsi "le summum de la cruauté contre les moines de Debre Elias".

"Ils ont exécuté des personnes qui se trouvaient dans le monastère de Debre Elias pour prier et ont refusé d'être filmées", soutient la publication.

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Une capture d'écran du faux message, prise le 6 juin 2023

Ces messages ont circulé alors que des articles de la presse locale (archivés ici) ont rapporté en juin 2023 qu'un assaut a été dirigé par le gouvernement éthiopien contre le monastère de Debre Elias, accusé de servir de base à un groupe armé.

Le 3 juin 2023, le groupe de travail conjoint éthiopien de sécurité et du renseignement a déclaré sur sa page Facebook (archivée ici) avoir mené une attaque contre des militants au sein de ce monastère, les accusant d'essayer de renverser le gouvernement.

Mais l'affirmation selon laquelle la vidéo que nous vérifions illustrerait cette attaque récente au sein du ministère de Debre Elias est fausse, comme a pu l'établir l'AFP.

Une localité différente

D'autres publications partagées sur les réseaux sociaux et analysées par l'AFP affirment de leur côté que la vidéo a été tournée dans une localité différente, appelée Chancho et située dans la zone de Metekel, dans la région de Benishangul-Gumuz, dans l'ouest de l'Ethiopie.

Metekel a longtemps été le lieu de tensions intercommunautaires autour de contestations sur les terres et ressources, qui ont alimenté la violence entre différents groupes ethniques.

Les publications mentionnent deux noms pour les victimes : Takele Mengesha et Habtamu Ayana. Les hommes appartenaient à la communauté oromo, plus grand groupe ethnique d'Éthiopie, selon l'activiste et avocat oromo Temesgen Gemechu.

"Ils ont emmené les gens de Chancho Kebele à Galessa et les ont tués dans la forêt de Gipho", a-t-il écrit sur sa page Facebook.

Il a également affirmé que les forces de défense nationales, ainsi que les forces spéciales des régions de Sidama et d'Amhara, avaient perpétré les deux meurtres lorsqu'elles se trouvaient dans la région il y a un an.

Géolocaliser la vidéo

À l'aide d'une recherche avec les mots-clés "Gipho forest Ethiopia", l'AFP a pu localiser la zone sur Google Earth Pro. La forêt se trouve dans la région de Dibate dans la zone de Metekel, dans l'ouest de l'Ethiopie, comme mentionné dans certaines publications.

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Capture d'écran de Google Earth Pro montrant Gipho

Au sud de Gipho se trouve un petit village appelé "Galessa Kebele". "Kebele" ou "Qebelé" est la plus petite sous-division administrative de l'Éthiopie, qui correspond à un quartier.

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Capture d'écran de Google Earth Pro montrant Galessa Kebele

L'AFP a repéré l'école primaire Chancho (ou "Chancho elementary" en anglais), à moins de quatre kilomètres au sud de Galessa Kebele.

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Capture d'écran de Google Earth Pro montrant l'école primaire Chancho

La localisation correspond au quartier de Chancho mentionné par les internautes sur les réseaux sociaux.

Réseaux sociaux des proches des victimes

Alors que la vidéo a commencé à circuler en juin 2023, médias locaux et internationaux ont rapporté cette exécution, citant les noms des victimes et réalisant des interviews avec leurs proches.

Dans un communiqué publié le 6 juin 2023, le Bureau de la paix et de la sécurité de la région de Sidama a déclaré avoir connaissance de la diffusion de cette vidéo mais a nié toute implication de ses forces.

Les personnes "qui apparaissent dans la vidéo n'ont jamais servi dans les forces de Sidama", a-t-il déclaré.

L'AFP a pu contacter un membre de la famille de Takele Mengesha, l'une des deux victimes nommées dans les publications. Celui-ci a indiqué que les forces de sécurité conjointes avaient arrêté Takele à son domicile de Chancho, le 28 janvier 2022.

Selon lui, Takele Mengesha a été détenu pendant quatre jours au poste de police de Galessa avant d'être exécuté dans la forêt de Gipho le 1er février 2022.

"Notre famille a récupéré le corps de Takele quatre jours après qu'il ait été tué. Quelques membres de la famille ont été autorisés à assister à ses funérailles, le 4 février 2022, qui se sont déroulées dans un endroit appelé Guéshé, à environ trois ou quatre kilomètres de notre village", a-t-il ajouté.

Une recherche sur Google Earth Pro a confirmé l'existence du village de Geshe, à moins de deux kilomètres de l'école primaire de Chancho et de Galessa Kebele.

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Capture d'écran de Google Earth Pro montrant Guéshé

D'autres images corroborent l'emplacement de l'exécution

L'AFP a également pu obtenir de nouvelles images filmées sur le lieu exact de l'exécution auprès d'une source locale, visibles ci-dessous.

Ces images ont été utilisées en comparaison avec une version en haute résolution de la vidéo d'exécution trouvée sur les réseaux sociaux.

Sur les deux vidéos, filmées à différentes saisons, de nombreux éléments sont reconnaissables, notamment des arbres, un chemin et une ligne de crête.

Sur la comparaison ci-dessous, l'arbre de gauche (1) a la même forme distincte : il est courbé vers la gauche et présente deux grosses branches. Il y a également un chemin de terre à côté d'un talus bas (2) et l'arrière-plan montre une ligne de crête basse avec une pente (3).

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Comparaison entre la vidéo obtenue par l'AFP à gauche et la vidéo d'origine montrant l'exécution à droite.

Les vidéos montrent des arbres entremêlés à droite du chemin de terre, dont l'un, avec un tronc fendu, penche vers la gauche.

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Comparaison entre la vidéo obtenue par l'AFP à gauche et la vidéo d'origine montrant l'exécution à droite.

Les deux vidéos présentent également un espace dégagé à gauche du chemin où les hommes ont été amenés pour être exécutés.

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Comparaison entre la vidéo obtenue par l'AFP à gauche et la vidéo d'origine montrant l'exécution à droite.

Contactée par l'AFP, la Commission éthiopienne des droits de l'homme a confirmé l'emplacement de l'exécution et a indiqué avoir reçu une plainte à ce sujet.

"Les informations que nous avons recueillies jusqu'à présent suggèrent que l'exécution extrajudiciaire a eu lieu dans le village de Jipo, woreda de Debate, dans la région de Benishangul-Gumuz, en Éthiopie, autour de janvier 2022", a déclaré la Commission. "Jipo" est une orthographe alternative pour "Gipho".

Indices sur les uniformes

Si l'AFP n'est pas parvenu à identifier les auteurs de l'exécution, elle a néanmoins repéré plusieurs indices sur leur veste.

L'homme qui filme l'exécution tourne la caméra à la fin de la vidéo, montrant clairement son visage et son uniforme.

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Capture d'écran de la vidéo de l'exécution effectuée le 13 juin 2023

Sur le côté gauche de son uniforme apparaît en insigne un drapeau correspondant à celui de la région de Sidama (lien archivé ici).

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Capture d'écran du drapeau de la région de Sidama

Des lettres noires partiellement masquées apparaissent sous le drapeau.

L'épaule droite comporte une autre insigne qui semble montrer le drapeau national éthiopien (archivé ici).

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Capture d'écran de la vidéo de l'exécution effectuée le 13 juin 2023

La page Facebook de la Commission de police de Sidama (archivée ici) montre des uniformes militaires affichant le même drapeau sidama sur le côté gauche et éthiopien sur le haut du bras droit.

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Capture d'écran de la page Facebook de la Commission de police de Sidama, prise le 6 juin 2023

Sous le drapeau sidama, une insigne avec des lettres noires indique "SIDAMA SPECIAL FORCE". En zoomant sur la vidéo de l'exécution, il est possible de lire que les lettres visibles correspondent aux lettres "ECI" du mot "SPECIAL".

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Capture d'écran de la vidéo de l'exécution effectuée le 13 juin 2023
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Capture d'écran de la page Facebook de la Commission de police de Sidama, prise le 6 juin 2023

 

 

Cette vidéo fait l'objet d'une enquête en cours, et cet article sera mis à jour avec nouvelles informations le cas échéant.

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