Les pyramides égyptiennes, sources intarissables de théories complotistes

  • Cet article date de plus d'un an
  • Publié le 14 avril 2023 à 11:59
  • Lecture : 8 min
  • Par : AFP France
Construites par les extraterrestres, fournisseuses d'électricité pendant l'Antiquité ... Depuis des décennies, les pyramides d'Egypte nourrissent une kyrielle de théories complotistes, systématiquement démystifiées par les historiens mais qui pourtant ressurgissent régulièrement, comme depuis fin mars en France, à la faveur de la vidéo d'un rappeur. Retour sur ces théories, potentielles portes d'entrée vers d'autres narratifs complotistes.

La vidéo mise en ligne le 22 mars 2023 a cumulé plus de 570.000 vues : dans une interview de plus d'01h30 à la chaîne YouTube Oui Hustle, le rappeur Gims reprend une théorie ancienne, selon laquelle les Egyptiens disposaient dès l'Antiquité d'un système électrique grâce aux pyramides.

Trois semaines plus tard, le 13 avril, le chanteur diffusait son dernier morceau Hernan Cortes, du nom du conquistador espagnol, sur sa chaîne YouTube. En guise d'illustration, une image de pyramides, surmontées d'un chapiteau doré, et à proximité d'un pylône, de câbles et d'armoires électriques.

"A l'époque de l'empire de Koush [apparu autour de 2.000 ans av. JC, NDLR], il y avait l'électricité. (…) Les pyramides qu'on voit là, au sommet il y a de l'or. L'or, c'est le meilleur conducteur pour l'électricité. C'étaient des foutues antennes ! Les gens avaient l'électricité. Les gens n'arrivent pas à comprendre ça. Les Egyptiens, la science qu'ils avaient, ça dépasse l'entendement, et les historiens le savent !", avance le chanteur, suivi par 3 millions de personnes sur Instagram; et 11 millions sur Facebook comme sur YouTube.

Cette affirmation - infondée - selon laquelle l'Egypte aurait eu l'électricité bien avant son invention au XIXème siècle, est loin d'être nouvelle. En septembre 2018, elle avait déjà ressurgi dans une vidéo vue plus de 2,5 millions de fois et intitulée "le véritable mystère des pyramides a enfin été percé" qui relayait cette théorie des "centrales électriques".

L'auteur de la vidéo en voulait notamment pour preuve certains reliefs dans un temple de Denderah, ville située sur les rives du Nil, dans lesquels apparaissent selon lui des personnages "tenant ce qui semble être une ampoule géante contenant un fil torsadé qui descend le long d'un câble et se connecte à un objet qui pourrait être un récepteur."

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Capture d'écran d'une vidéo sur Youtube prise le 13 avril 2023

La vidéo ne mentionnait aucune source pour étayer ces affirmations mais pourrait s'être inspirée d'une étude publiée un mois auparavant par une équipe dirigée par des scientifiques de l'université ITMO, à Saint-Pétersbourg. L'étude en question se penche, de façon exclusivement théorique, sur les propriétés électromagnétiques de la grande pyramide de Gizeh, mais elle n'affirme en aucun cas que le monument produisait à l'époque de l'électricité.

Interrogé sur les propos de Gims qui reprennent en 2023 la théorie des pyramides électriques, l'égyptologue Claude Traunecker, professeur émérite à l'université de Strasbourg, confirme que les propos du chanteur ne reposent "sur aucun fondement scientifique".

"Nous n'avons pas d'attestation, par ailleurs, que les pyramidions [éléments qui couronnent le sommet d'une pyramide, NDLR] étaient dorés, on sait d'après les textes que les pointes d'obélisques étaient dorés mais pas les pyramidions", explique-t-il le 23 avril 2023.

L'affirmation du chanteur est "totalement infondée", renchérit Guillemette Andreu-Lanoë, vice-présidente de la société française d’égyptologie, contactée par l'AFP le 13 avril 2023. Il n'y avait pas d'électricité à cette époque, "ni même après l’Egypte antique, en Grèce ou à Rome, ni au Moyen Âge. Il faut savoir que [l'égyptologue français] Champollion au début du XIXème siècle ne s’éclairait qu’à la lampe à l’huile ou à la bougie".

Concernant la manière dont les Egyptiens à l'époque s'éclairaient, "des textes mentionnent des livraisons de mèches (deux par jour) aux ouvriers qui travaillaient dans la Vallée des Rois. Ces mèches étaient déposées dans des coupelles remplies d’huile. On les allumait et elles se consumaient en quatre heures, ce qui fait une journée de travail de huit heures", développe l'égyptologue, directrice honoraire du département des antiquités égyptiennes du musée du Louvre.

Quant à la présence d'or au sommet des Pyramides, évoquée par Gims, il n'y a "aucun témoignage archéologique ni textuel" à ce sujet. Les pyramides "étaient couronnées de pyramidions (...) de forme pointue, dont les archéologues ont parfois retrouvé des fragments".

Le relief dans le temple d'Hathor de Denderah, enfin, est une représentation "de la naissance du monde (...) plusieurs fois figurée sur les parois de ce temple ou de celui d’Isis, à côté. A l’origine, un lotus surgit de l’élément liquide, et un serpent apparaît et se dresse au cœur de ce végétal - ça c'est 'l'ampoule' -, qu’il faut considérer comme un placenta qui porte le futur dieu Harsomtous, dieu des origines, être universel 'qui est sorti du lotus la première fois'".

"C'est une image mythologique de la création du monde à partir d'une plante, c'est simplement un hasard iconographique qui fait que cette forme ovale ressemble à une ampoule", souligne de son côté Claude Traunecker.

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Vue de la nécropole des pyramides de Gizeh, dans la banlieue du Caire, en Egypte, le 6 janvier 2020 ( AFP / KHALED DESOUKI)

Cette affirmation sur des "pyramides centrales électriques" s'inscrit dans la longue liste des théories entourant la construction et l'objectif initial de ces monuments érigés à Gizeh, dans la banlieue du Caire, il y a plus de 4.500 ans, et construits pour les trois anciens pharaons : Khéops, Khéphren et Mykérinos.

Cette fascination peut notamment s'expliquer par le fait que la pyramide de Khéops est "la seule merveille du monde encore debout", que l'effet que les pyramides "produisent est saisissant, impressionnant et qu'on a du mal à imaginer que seules des équipes d’hommes ont créé ces monuments prodigieux", décrypte Guillemette Andreu-Lanoë. A cela s'ajoute leur "forme pyramidale qui est souvent à l’origine de fantasmes" et est "considérée comme une manifestation d’un monde fabuleux".

Parmi les théories les plus connues et les plus virales, figure "l'alien theory" qui attribue la construction des pyramides à une civilisation extraterrestre avancée, relayée notamment en France par Jacques Grimault dans son film"La révélation des pyramides" diffusé en 2010. Une théorie qui a la peau dure : plus de dix ans plus tard, 20% des Américains et 9% des Français déclarent être d'accord avec l'affirmation selon laquelle "les pyramides égyptiennes ont été bâties par des extraterrestres à l'époque antique", selon une enquête Ifop publiée en avril 2023.

Une théorie fantaisiste battue en brèche à des multiples reprises par le passé. "C'est la force des hommes, sujets soumis à la gloire de leur Pharaon, qui leur permettait de déplacer ces blocs", souligne Guillemette Andreu-Lanoë. "Il n’y avait à l’époque ni la roue, ni le cheval pour les aider. L’ingéniosité des maîtres d’ouvrages, l’huile de coude et le nombre d’ouvriers étaient les meilleurs moyens pour construire ces merveilles".

"Les derniers travaux archéologiques (ici et ici) de deux collègues Pierre Tallet, au Wadi el Jarf, et Yannis Gourdon, à Hatnoub, ont fait des découvertes sensationnelles qui permettent d’entrevoir le mode opératoire mis en oeuvre", ajoute l'égyptologue.

Autre théorie, également non fondée, celle affirmant que les pyramides ont été bâties pour stocker des céréales, et non pas pour servir de sépulture aux pharaons.

Cette théorie "est très ancienne" et remonte au Moyen-Age, indique Claude Traunecker, qui a vécu une quinzaine d'années en Egypte et a participé à de nombreuses fouilles et études sur l'Egypte antique. "Il y a même une mosaïque à Venise représentant les pyramides avec Joseph qui met du grain dedans, c'est la foi religieuse qui était à l'origine de cette croyance. Les pyramides, on sait très bien que ce sont des tombeaux".

Cette théorie de grenier à grain n'est "en aucun cas" fondée, renchérit Guillemette Andreu-Lanoë, "on y a trouvé des sarcophages royaux, des trésors funéraires et à la 5e dynastie les parois des pyramides sont couverts de textes religieux qui aident le pharaon à atteindre l’éternité."

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Vue de la pyramide de Khéphren illuminée lors d'un concert à la nécropole de Gizeh, dans la banlieue du Caire, le 3 avril 2023 ( AFP / KHALED DESOUKI)

Pour Tristan Mendès France, membre de l'observatoire du conspirationnisme, "il y a toujours eu des fantasmes suscités par les pyramides".

"Il y a un avant et un après internet et particulièrement YouTube", relève ce spécialiste français des cultures numériques et de l'extrémisme en ligne, contacté par l'AFP le 13 avril 2023. 

"YouTube a réactivé ces narratifs et les a rendus accessibles et disponibles. De la même manière, les plateformes de vidéos à la demande ont aussi participé à donner de la visibilité à de nombreuses séries pseudo-scientifiques autour de différents mystères" dont ceux entourant les pyramides d'Egypte.

"Ces théories relèvent de ce que je qualifierais d'un complotisme récréatif, une forme de 'binge-watching' des théories complotistes", poursuit le spécialiste. Cet aspect récréatif a toujours été considéré comme étant moins délétère, moins dangereux ou inquiétant, exotique. Ces théories sont toutefois, de manière marginale, des portes d'entrées - via notamment le jeu des algorithmes [qui font que les réseaux sociaux et plateformes vidéos proposent automatiquement à l'internaute d'autres contenus similaires, NDLR] - à tout un corpus de théories complotistes qui, elles, sont beaucoup plus délétères".

Concernant les propos tenus par Gims, l'essentiel du problème repose dans le passage spécifique "'les historiens savent', c'est cet aspect de son narratif qui est profondément complotiste", ajoute Tristan Mendès France.

"Si l'on tire le fil mécanique des implications de ces croyances, ça veut dire que l'histoire enseignée au collège et au lycée est un mensonge, ça veut dire que le programme du ministère de l'Education cache la vérité, que le gouvernement cache la réalité, le gouvernement français mais également les autres gouvernements, ce qui voudrait dire qu'il y a une coordination des gouvernements du monde à cacher la réalité de ce qu'il s'est passé et donc qu'il y a un complot mondial", décrypte-t-il.

Une inquiétude partagée par Claude Traunecker. "Ce qui me gêne beaucoup c'est que Gims dise +les scientifiques le savent et ils le gardent secret+, ça me parait inquiétant d'autant qu'il y a des millions de personnes qui le suivent sur les réseaux sociaux".

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