Une femme peint une bannière dénonçant les féminicides et rendant hommage aux victimes, à Paris, le 6 septembre 2019 (Ludovic Marin - AFP)

Violences conjugales: les victimes dans le piège de l'emprise

  • Cet article date de plus d'un an
  • Publié le 22 novembre 2019 à 18:00
  • Lecture : 4 min
  • Par : Arnaud BOUVIER
Engluées dans une "toile d'araignée", elles subissent un "lavage de cerveau" digne d'une "secte": si nombre de femmes restent si longtemps auprès de leur compagnon violent, c'est souvent parce qu'il les a placées sous son emprise psychologique, au point d'abolir progressivement leur capacité à dire "non" et à le quitter.

Militants associatifs, psychologues, enquêteurs ou anciennes victimes, tous décrivent le même processus, celui d'un couple où l'homme prend le contrôle de la vie de sa compagne, au point qu'elle ne cherchera plus à le fuir une fois les violences physiques installées au quotidien.

L'emprise - un phénomène qu'on peut d'ailleurs retrouver dans d'autres types de relations, et pas seulement au sein des couples - "c'est sournois: au début, on ne s'en rend pas compte", analyse Morgane Seliman, qui a subi les coups quotidiens de son compagnon pendant quatre ans et se considère aujourd'hui comme une "survivante".

"Les gens me disent 'moi, à la première claque je serais partie!', mais quand la première claque part, c'est qu'il est déjà trop tard, le travail d'emprise est déjà là", ajoute la jeune femme, qui au plus fort des violences n'avait "pas le temps de penser", si ce n'est à "ne pas mourir ce soir".  

Pour la psychiatre Marie-France Hirigoyen, auteure d'un livre sur le sujet, cette "violence psychologique qui s'exerce dans la durée" commence par des comportements qui peuvent sembler "minimes". 

L'homme va par exemple dénigrer systématiquement sa compagne, ou la priver d'accès à leur compte en banque - sous prétexte que c'est "trop compliqué pour elle". Ou bien il va commencer à contrôler le moindre de ses faits et gestes - mais la femme se rassure en se disant "s'il me pose toutes ces questions, c'est qu'il m'aime". 

- "Tu es ma chose" -

Surtout, l'homme manipulateur va progressivement couper sa compagne de ses relations. "Il va dire par exemple 'tes parents disent du mal de moi, j'ai pas envie que tu ailles les voir'", détaille le Dr Hirigoyen. Isolée, la victime n'a plus personne pour tenir un discours critique sur ce qu'elle est en train de vivre.

Lorsque les violences physiques arrivent, l'homme va également culpabiliser sa compagne, en la persuadant que c'est elle qui doit changer son comportement pour que la violence cesse. Morgane Seliman raconte ainsi qu'elle devait préparer des oeufs au plat "parfaits" pour son compagnon tyrannique, sous peine de voir les coups pleuvoir - ce qui arrivait malgré tout, dans tous les cas.

Le conjoint et meurtrier présumé de Julie Douib - tuée en mars en Corse - était également "très dur, très maniaque, tout devait être nickel", raconte Lucien, le père de la victime. "Il lui disait 'tu es ma chose'; mais aussi 't'es moche, t'es bonne à rien'".

Mettre fin à cette emprise est extrêmement difficile, soulignent les psys. Car l'homme a tellement "pénétré le territoire psychique" de sa victime qu'il a "brouillé les pistes", et qu'elle "n'arrive pas à se dire que ce qu'elle vit n'est pas normal", souligne Mme Hirigoyen.

Si un "déclic" se produit malgré tout et que la femme veut reprendre son autonomie, "c'est précisément là qu'elle court un grand danger", explique la colonelle de gendarmerie Karine Lejeune. Que la femme veuille "redevenir sujet et non pas seulement objet pour l'agresseur, pour lui c'est juste impensable, et c'est souvent ce qui engendre le passage à l'acte" du féminicide, détaille-t-elle.

Fragilité

Si beaucoup de femmes ne fuient pas, c'est en grande partie à cause de cette "peur des représailles", analyse le psychiatre et criminologue Roland Coutanceau. Mais aussi parce qu'il "n'est pas facile de se dégager d'un lien qu'on a choisi". "Dire +dans mon couple, mon mari me bat+, c'est dire aux autres +j'ai fait un mauvais choix+, et ça c'est compliqué", explique-t-il.

Pour ce spécialiste, "tout le monde n'est pas manipulable de la même manière. Certains ont une sensibilité particulière, sont plus fragiles" face à ce phénomène. "C'est humain, on n'a pas à se culpabiliser d'être fragile". 

Mais "la prévention est possible", selon le spécialiste, qui plaide pour qu'on "donne à nos enfants des clefs pour qu'ils ne se laissent pas abuser par l'autre".

Quant à celles qui seraient sur le point de tomber sous l'emprise de leur conjoint, certains signaux doivent les faire réagir. "Dès qu'il y a des insultes, une interdiction de sortir, de s'habiller comme elles veulent, qu'il y a un contrôle sur la famille, sur les amis, c'est le début des violences", insiste Françoise Brié, de la Fédération nationale solidarité femmes (FNSF), qui gère la ligne d'appels 3919. "C'est pas de la jalousie, ni de l'amour, ni du respect. Donc il faut en parler, ne pas rester dans l'isolement", ajoute la militante.

Ce conjoint violent, souvent, "on se dit qu'on va le guérir, que ça va aller mieux", analyse Morgane Seliman. "C'est le tort de beaucoup de femmes de penser qu'on peut sauver les meubles. Alors que non, il faut d'abord penser à sauver sa peau".

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