Des réfugiés se lavent et nettoient leurs vêtements à proximité du camp de Moria, sur l'île de Lesbos, le 5 août 2018 (AFP / Aris Messinis)

Oui, des migrants ont jeté de la nourriture dans un camp grec. Mais les conditions y sont "abjectes" selon l'ONU

Plusieurs sites d'extrême droite ont relayé une vidéo dans laquelle des migrants jettent de la nourriture dans un camp grec, comparant cette attitude à celle de "milliers" de Grecs qui n'auraient "pas un bout de pain". L'événement est avéré, et s'est produit dans le camp de Moria, sur l'île grecque de Lesbos. Il est toutefois rarissime, et s'est produit dans un camp surpeuplé dont le Haut commissariat aux réfugiés de l'ONU vient de dénoncer les "conditions abjectes".

La première occurrence de cette vidéo retrouvée par l'AFP date du 4 août 2018 et a été publiée sur la page Youtube d'un homme se présentant comme "Ahmed Al Kilani". Elle a été vue à ce jour 189 fois. 

Le titre de cette vidéo est "la souffrance des réfugiés en Grèce", et accompagnée de cette légende en arabe : "L’obligation de manger de la mauvaise nourriture malgré toutes les demandes et manifestations pour demander l’amélioration de la situation générale et en particulier obtenir la nourriture souhaitée. Cet endroit est à l’intérieur du camp Moria sur l’île de Lesbos".

Dans une scène confuse, un homme ramasse une barquette de nourriture parmi un tas de barquettes au sol et en montre le contenu à une caméra. "Apporte une boîte ! Apporte une boîte ! Regarde, ils disent que c'est du poulet, mais ça même un animal ne le mangerait pas", dit l'homme dans un arabe dialectal avec un accent qui l'identifie comme provenant de l'Est de la Syrie ou d'Irak. Il jette ensuite à nouveau cette barquette parmi le tas de nourriture. "C'est ça, la situation du camp de Moria" ajoute-t-il. Un homme semblant appartenir aux autorités grecques se trouve au second plan, tandis que des personnes sont en arrière-plan, devant et derrière des grilles.

Publiée en grec le 6 août 2018 par le compte @stavroforos_, qui twette régulièrement des messages hostiles aux migrants, la vidéo est vue depuis 3.000 fois. 

Le message change aussitôt : "Les protégés bien nourris des soutiens financés (ndlr: les ONG) à Moria jettent pour manifester la nourriture fournie par les contribuables grecs. Les entreprises qui ont pris en charge de nourrir les illégaux sur Lesbos, Chios, Samos, Kos et Léros (ndlr: des îles grecques) à travers les contrats du ministère de la Défense ont empoché 27 millions (ndlr: d'euros) depuis le début de 2016".

La vidéo a été reprise le 4 septembre par "Giannis Papoukas", un utilisateur Facebook s'exprimant en grec et qui dénonce cette nourriture jetée "alors que nos compatriotes grecs n'ont pas un bout de pain", et vue depuis plus de 100.000 fois sur cette page.

La vidéo est ensuite citée par un site grec intitulé NewsOne mi-septembre, avec comme titre en grec : "Ils jettent la nourriture offerte par la Grèce en signe de protestation".

"Voice of Europe", un site d'extrême droite anglophone, reprend ensuite le 29 septembre, légendée en anglais, la vidéo sur sa page Youtube (75.000 vues) et sur son site web sous le titre "Des réfugiés en colère jettent de la nourriture en Grèce".

Le lendemain, 30 septembre le media d'Etat russe Sputnik la diffuse à son tour dans un article en français intitulé "Dans ce camp grec, les réfugiés jettent la nourriture qui leur est offerte" et explique qu'elle a "suscité l'indignation sur la Toile" car "de nombreux habitants de ce pays européen en crise sont insultés que leur hospitalité soit autant foulée aux pieds." Sputnik cite à l'appui de ses affirmations deux tweets, l'un provenant d'un compte localisé en Californie, l'autre semblant localisé en Grande-Bretagne au vu des nombreux tweets faisant référence à l'actualité de ce pays.

L'info parvient jusqu'au site d'extrême droite français Riposte Laïque le 1er octobre. 

L'AFP a pu confirmer avec diverses sources que la scène s'est produite dans le camp de Moria, sur l'île grecque de Lesbos. 

Nous avons contacté des réfugiés ayant vécu ces derniers mois dans le camp de Moria. Aucun n'a pu mettre en contact l'AFP avec l'auteur original de la vidéo. Mais ils confirment tous que la scène s'est bien déroulée à Moria. 

Pour ces personnes, cet acte isolé s'explique par la mauvaise qualité de la nourriture distribuée mais aussi et surtout par l'interminable attente nécessaire dans ce camp pour obtenir de la nourriture, souvent plusieurs heures.

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Des réfugiés et des migrants sur un terrain à l'extérieur du hot spot de Moria, sur l'île grecque de Lesbos, le 12 novembre 2015 (AFP / Aris Messinis)

Les conditions de ce camp, où vivent 8.000 réfugiés et migrants pour 3.000 places, ont d'ailleurs été évoquées plusieurs fois par l'AFP, comme dans ce reportage diffusé le 27 septembre 2018. 

Contacté via Facebook, Malik* (*les prénoms ont été changés), un réfugié syrien qui dit habiter dans le camp, confirme que la vidéo est "correcte" et reflète la "réalité du camp de Moria".

Sam*, un autre réfugié, explique que "oui, les gens jettent la nourriture la plupart du temps".

Assaf Hanan, qui a tenu à s'exprimer avec son vrai nom, explique elle que "la nourriture est très mauvaise et nous devons attendre des heures dans la ligne de distribution de nourriture, c'est trois heures pour l'obtenir."

A l'AFP, elle a transmis plusieurs photos . "Mon mari les a prises pour montrer à l'Europe nos souffrances si nous parvenons à sortir de Grèce un jour".

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Une photo présentée comme prise sur le camp de Moria, sur l'île grecque de Lesbos, en 2018 (Hanan Assaf)

Cette première scène correspond exactement à une autre vidéo tournée par Ahmed Al Kilani, l'auteur de la vidéo où la nourriture est jetée, et diffusée sur Youtube le 25 juillet. Mme Hanan explique que ces scènes datent d'il y a "quelques mois".

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Une photo présentée comme prise sur le camp de Moria, sur l'île grecque de Lesbos, en 2018 (Hanan Assaf)

La correspondante de l'AFP à Lesbos, Anthi Pazianou, s'est rendue sur place à plusieurs reprises. D'après elle, les critiques se sont focalisées récemment sur la longueur des files d'attente plutôt que sur la qualité de la nourriture.

Sylvi, une réfugiée de 24 ans originaire du Congo et vivant dans l'aile réservée aux femmes, lui a confié qu'elle espère être transférée en Grèce continentale: "La nourriture est mauvaise, nous ne pouvons pas attendre autant d'heures dans la queue, donc nous cuisinons pour nous-mêmes".

Mathan Bati, 27 ans, originaire du Sénégal et placé dans la partie du camp dédiée aux personnes venant d'Afrique, a lui aussi expliqué à Anthi Pazianou que "vous devez faire la queue des heures avant qu'ils ne commencent à distribuer de la nourriture. Le riz est parfois comme de la pierre et le poulet n'est pas cuit, il y a encore du sang".

Directrice du bureau de l'AFP en Grèce, Odile Duperry s'est elle aussi rendue dans le camp informel extérieur à celui de Moria le 25 septembre. "Plusieurs migrants se sont plaints auprès de moi d’une nourriture très pauvre (du riz avec du poulet mal cuit et de mauvaise qualité) et surtout des heures et des heures de queue", raconte-t-elle.

Les critiques n'ont en outre pas seulement été formulées par les personnes vivant dans ce camp, mais par plusieurs organisations internationales.

Irini Gaitanou, responsable des campagnes de la section grecque d'Amnesty International, a expliqué à l'AFP pendant sa visite du camp de Moria que "plus de 8.500 réfugiés vivant dans le camp doivent faire la queue pour tout : nourriture, toilettes, douches, docteurs. Plusieurs demandeurs d'asiles nous ont dit qu'ils devaient faire la queue parfois 12 heures pour obtenir de la nourriture".

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Des migrants et des réfugiés font la queue lors d'une distribution de nourriture, à Moria sur l'île grecque de Lesbos, le 19 octobre 2015 (AFP / Dimitar Dilkoff)

Pour Boris Cheshirkov, porte-parole du Haut commissariat aux réfugiés de l'ONU en Grèce, "certaines personnes ont pu jeter leur nourriture afin de manifester contre les longues procédures pour l'asile et contre les conditions dans les camps, et parmi les milliers de personnes présentes à Moria, certaines ont critiqué la nourriture. Mais les demandeurs d'asile prennent globalement les repas et apprécient de recevoir de la nourriture, même si leur frustration est croissante".

"Les repas sont basiques, mais les autorités appliquent les standards de nutrition et les réfugiés reçoivent trois repas par jour. Ils doivent toutefois faire la queue plus de deux heures pour avoir un repas, ce qui créée des tensions. Des bagarres éclatent souvent durant les distributions de repas. D'autant que les femmes avec des enfants en bas âge ou les personnes qui ont des difficultés à se déplacer doivent faire la queue au même endroit", explique-t-il à l'AFP.

M. Cheshirkov s'exprimait mardi 6 novembre, le jour où le HCR a dénoncé dans un communiqué les "conditions abjectes" dans les centres de réception et d'identification des deux îles grecques de Samos et Lesbos, où se situe celui de Moria.

Dans ce même communiqué, le HCR qualifie spécifiquement le camp de Moria de "poudrière". 

Au contraire, le responsable du camp de Moria, Giannis Balapakakis, a lui expliqué à l'AFP qu'il n'y avait "pas de problème avec la qualité de la nourriture à Moria." Affirmant la goûter au moins deux fois par semaine, il a aussi indiqué que c'était l'armée qui était "responsable de la nourriture et non l'administration du camp. Le commandement militaire goûte la nourriture chaque jour et vérifie avec précision les rations." "On ne peut toutefois objectivement pas satisfaire 58 nationalités", d'après lui.

Le HCR évoque aussi un autre camp dans un communiqué, celui de Vathi situé sur l'île de Samos où "la situation empire" : conçu pour accueillir 650 personnes, le camp et ses alentours en reçoivent actuellement 4.000.

Outre l'absence d'électricité et d'eau courante, il y a dans cette zones des serpents et des rats attirés par les ordures non ramassées, poursuit le HCR.

Dans le camp, "de nombreuses toilettes et douches sont cassées et les eaux usées se déversent près des tentes", décrit aussi le HCR. Les réfugiés les plus vulnérables, dont près de 200 mineurs non accompagnés, une soixantaine de femmes enceintes et des personnes handicapées ou victimes de violence sexuelle sont laissés pendant des mois dans ces conditions déplorables, tous les hébergements alternatifs sur l'île étant occupés. 

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