La fermeture de la centrale de Fessenheim va-t-elle conduire à un surplus de "6 à 10 millions de tonnes de CO2" ?
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- Publié le 10 juillet 2020 à 15:00
- Lecture : 8 min
- Par : Marin LEFEVRE
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"L'électricité qui ne sera pas fournie par Fessenheim sera produite essentiellement par des centrales au gaz et au charbon", s'indigne une internaute dans un tweet le 2 juillet. "Le surcroît d'émission [sic] lié à la fermeture des réacteurs sera donc compris entre 6 et 10 millions de tonnes équivalent CO2 par an ! "
"La centrale nucléaire de Fessenheim s'arrêtera enfin le 30 juin ! " s'enthousiasmait quant à lui le réseau Sortir du nucléaire, réseau citoyen "contre l'industrie nucléaire [et] pour la défense de l'environnement" le 25 juin sur Twitter.
Sur les réseaux sociaux, les discussions sont vives entre pro et antinucléaires. En cause, le chiffre avancé par la Société française d'énergie nucléaire (Sfen).
L'association, créée en 1973 pour "promouvoir, représenter, illustrer et défendre le nucléaire civil" selon son second président, affirme que "la fermeture de Fessenheim entraînera des émissions de CO2 supplémentaires de l'ordre de 6 à 10 millions de tonnes par an".
Y aura-t-il un surplus d'émissions de CO2 en raison de l'arrêt des réacteurs de Fessenheim ?
L'énergie produite par le nucléaire est peu émettrice de gaz carbonique: 12 g de CO2 par kilowattheure (KWh) selon une étude de 2014 du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) contre 24 pour l'hydroélectricité, 38 pour la géothermie, 490 pour le gaz et 820 pour le charbon, l'énergie la plus polluante.
Mise en service en 1977, la centrale nucléaire de Fessenheim produisait en moyenne 11 milliards de KWh par an, soit 70% de la consommation d'électricité d'une région comme l'Alsace.
Remplacer l'énergie produite par Fessenheim (environ 2 % de la production électrique annuelle de la France) sous-entend pour les pronucléaires un surplus d'émissions de CO2.
Suivant ce raisonnement, l'association affirme que 6 millions de tonnes de CO2 seraient émises en remplaçant l'énergie qui aurait été produite par Fessenheim par de l'électricité provenant du gaz.
Pour produire la même quantité d'énergie, les centrales à charbon émettraient 10 millions de tonnes de CO2.
"Du fait de l'ordre d'appel des capacités électrogènes, si une centrale nucléaire est arrêtée, l'électricité qu'elle ne produit plus ne sera pas fournie par des énergies renouvelables, qui elles étaient déjà prioritaires sur le réseau, mais par les capacités arrivant ensuite dans l'ordre de mérite, donc des centrales à gaz ou à charbon françaises et étrangères", détaille la Sfen dans un avis du 29 juin.
Autrement dit : "Ces 6 à 10 millions sont calculés en considérant que si vous fermez un réacteur nucléaire, le système électrique le remplace par le fonctionnement en continu et au même niveau de centrales thermiques", explique Yves Marignac, chef du pôle nucléaire et fossiles à l'institut négaWatt et porte-parole de l'association du même nom, joint par l'AFP le 9 juillet.
"L'implicite dans ce calcul, c'est que tout kilowattheure nucléaire est mécaniquement remplacé par un kilowattheure fossile. Ça n'est pas conforme au fonctionnement du marché : la fermeture d'un réacteur nucléaire, c'est aussi éventuellement un appel pour de l'énergie hydraulique".
Soit selon le spécialiste une substitution par du gaz (qui émet environ 490 grammes de CO2 par KWh) ou du charbon (environ 820 gCO2/KWh). "C'est ça, multiplié par 12 TWh [Fessenheim a produit 11,9 TWh en 2018], qui donne 6 à 10 millions de tonnes".
"C'est vraiment une estimation haute, il faut rester raisonnable", tempère Daniel Heuer, directeur de recherches au CNRS, contacté par l'AFP le 9 juillet. "On suppose qu'on remplace l'énergie produite par Fessenheim exclusivement par du charbon [ou du gaz pour la fourchette basse], ce qui ne va pas être le cas".
Par ailleurs, la production d'énergie de Fessenheim a beaucoup varié ces cinq dernières années entre 5,8 TWh (en 2017) et 12,9 TWh (en 2015).
Les deux experts s'accordent néanmoins sur le fait que les 11 TWh moyens annuels produits par la centrale de Fessenheim ne pourront pas immédiatement être intégralement remplacés par des énergies renouvelables, prioritaires dans l'ordre d'appel des capacités de production sur le nucléaire, le gaz et le charbon.
A court terme, il risque donc bien d'y "avoir un surplus d'émissions dans l'atmosphère à la suite de la fermeture de Fessenheim", confirme Nicolas Goldberg, analyste énergie chez Colombus Consulting, joint par l'AFP le 7 juillet.
Une analyse partagée par les trois experts consultés par l'AFP, même si avancer un chiffre précis est délicat. "Quelques millions, probablement moins que six", évalue Daniel Heuer, du CNRS.
"Je ne sais même pas si on peut parler en millions de tonnes [d'émissions de CO2 en surplus]. Ce qui est sûr, c'est que l'argument produit par la Sfen et le raisonnement qu'elle présente est une évaluation maximaliste, déconnectée des réalités", estime Yves Marignac.
Pour Nicolas Goldberg et Nicolas Berghmans, chercheur senior en politiques climatiques et énergétiques à l'Iddri joint par l'AFP le 9 juillet, l'ordre de grandeur donné par la Sfen n'est pas incohérent, "avec [la réserve] qu'on fait comme si on retirait les centrales et que rien d'autre ne changeait dans le système".
"Officiellement, pour calculer [le surplus d'émissions], il faudrait avoir une modélisation au pas horaire du modèle européen. Nous n'avons pas ces outils-là", reconnaît Valérie Faudon, déléguée générale de la Sfen jointe le 7 juillet par l'AFP.
Par quoi va être " remplacée" l'électricité produite par la centrale de Fessenheim ?
Le principal problème de ces estimations repose en effet sur "un raisonnement à système constant ", selon Nicolas Berghmans, alors que celui-ci "change très vite avec le développement de la production électrique, notamment d'origine renouvelable ".
Le chercheur indique qu'en Allemagne par exemple, "l'augmentation des énergies renouvelables a plus que compensé ces dernières années la sortie progressive du nucléaire".
Selon les experts contactés par l'AFP, il est donc très difficile d'établir aujourd'hui avec certitude comment l'énergie qui aurait été produite par Fessenheim va être "remplacée".
Pour autant, le risque d'un hiver "sous tension", fait dire à Nicolas Goldberg, chez Colombus Consulting, que la France "va utiliser les centrales à charbon, et même si nous ne les utilisons pas, nous allons importer de l'électricité".
Car si la France fait partie des pays qui exportent le plus d'électricité au niveau européen, elle a parfois besoin d'importer de l'énergie plus carbonée pour faire face à des pics de consommation quand les énergies renouvelables ne sont pas disponibles.
"A part l'hydraulique, les autres renouvelables ne sont pas pilotables", détaille Daniel Heuer, chercheur au CNRS. "Quand on est en pénurie, il fait parfois nuit et il n'y a pas de vent, et c'est la même chose en Allemagne. Donc là, en effet, il ne reste que les centrales à charbon et centrales à gaz".
Le gestionnaire public du réseau de transport d'électricité RTE admet en effet que le recours aux énergies thermiques "dépendra de la consommation et de la météo", selon une porte-parole contactée le 3 juillet par l'AFP.
Elle ajoute que "beaucoup d'opérations de maintenance ont été repoussées du fait de la crise sanitaire, [...] ce qui conduit à une moindre disponibilité du parc [nucléaire] cet hiver et pourrait ponctuellement engendrer un recours important aux énergies thermiques [charbon et gaz]".
La mise en service d'une centrale à charbon par l'industriel Uniper, Datteln 4, fin mai 2020 dans la Ruhr a notamment fait craindre l'importation d'énergie carbonée produite par notre voisin allemand pour "remplacer" l'électricité très faiblement carbonée de Fessenheim.
"Symboliquement, il faut avouer que [la mise en service de Datteln 4] est forte,", analyse Nicolas Goldberg pour l'AFP. Mais même si "on importe très souvent en hiver et notamment d'Allemagne", l'analyste précise qu'on ne peut faire un "fléchage direct" en ce qui concerne le remplacement de l'électricité que Fessenheim aurait produite.
En ce qui concerne les émissions de CO2 donc, en fonction de la mobilisation des moyens pilotables fossiles et de la consommation totale, "cette fermeture sera au mieux neutre pour le climat, au pire totalement contre-productive", résume largement Jean-Marc Jancovici, président du think-tank The Shift Project et professeur à l'université des Mines ParisTech.
Au-delà des conséquences climatiques, "le vrai sujet, c'est la question de la reconversion des territoires, ce qu'il va se passer pour les travailleurs de la centrale", tient à souligner Nicolas Berghmans, de l'Iddri.
La fermeture suscite en effet la colère des salariés de la centrale et de la plupart des 2.500 habitants de la commune. Seuls soixante salariés EDF conduiront son démantèlement vers 2024.
Fermer la centrale, alors qu'elle "est en bon état de marche et a passé tous les tests de sécurité" est "absurde et incompréhensible", déclarait fin juin à l'AFP le maire de Fessenheim, Claude Brender.
Promesse de campagne faite en 2012 par François Hollande avant son élection à la présidence française, la fermeture de la centrale de Fessenheim avait été repoussée à maintes reprises, avant d'être actée en avril 2017.
En conclusion, la fermeture de Fessenheim risque bien de conduire à un surcroît d'émissions de CO2. Ce surplus est néanmoins impossible à quantifier avec certitude à ce jour et doit être replacé dans un contexte de réduction des émissions de gaz carbonique liées à la production d'électricité française depuis plusieurs années.
Dans son bilan prévisionnel de 2019, RTE avance que cette diminution "devrait se poursuivre et celles-ci devraient se stabiliser à un niveau compris entre 10 et 15 millions de tonnes de CO2 à l'horizon 2025 (à température normale et disponibilité de référence du parc nucléaire)". Soit 6 % de moins qu'en 2018 (20 millions de tonnes).