La garde des Sceaux Nicole Belloubet, en août 2019 à Paris (AFP / Ludovic Marin)

Féminicides : la justice amorce son autocritique

  • Cet article date de plus d'un an
  • Publié le 22 novembre 2019 à 18:00
  • Mis à jour le 18 août 2020 à 12:25
  • Lecture : 3 min
  • Par : Anne-Sophie LASSERRE
Les féminicides sont dénoncés mais leur nombre ne baisse pas : sommée de changer radicalement ses pratiques et d'adopter une "culture de la protection" des victimes, la justice, maillon important de la chaîne, amorce son autocritique.

L'aveu d'échec est venu de la garde des Sceaux Nicole Belloubet : "Collectivement nous ne sommes pas à la hauteur (...). Notre système ne fonctionne pas pour protéger ces femmes et c'est un drame", a-t-elle admis. 

Dans le Bas-Rhin, Sylvia Auchter, 40 ans, venait d'être tuée à coups de couteau par son mari. Comme beaucoup de victimes, elle avait déposé plainte. Son conjoint devait répondre à une convocation judiciaire en décembre. 

Où sont les failles alors que l'arsenal législatif s'est largement étoffé ces dernières années ? Les magistrats disposent de plusieurs outils, dont l'ordonnance de protection et le téléphone grave danger (TGD), respectivement depuis 2010 et 2014, mais ils sont sous-utilisés. 

L'Inspection générale de la justice (IGJ), chargée d'une mission sur le sujet par Nicole Belloubet, a listé plusieurs "faiblesses" dans le repérage et le traitement des violences conjugales. 

La recherche d'antécédents n'est pas systématique lors du traitement d'une plainte et les informations ne sont pas partagées entre les différents acteurs, amenant parfois à des "classements sans suite inappropriés", pointe le rapport rendu public dimanche. Dans les dossiers étudiés par l'Inspection, près des deux tiers des victimes avaient pourtant subi des violences conjugales antérieures et 41% s'étaient signalées. 

Mieux informer les victimes, mieux évaluer les facteurs de risques, mais aussi mieux encadrer l'auteur, en invitant les parquets à "donner une réponse pénale dès le premier fait": l'IGJ fait 24 recommandations que la ministre s'est engagée à mettre en oeuvre. 

"Changer de logiciel"

Un colloque sur "les défis de la justice" dans la lutte contre ce fléau a été organisé à la Cour de cassation, en ouverture duquel le procureur général François Molins a déploré des pratiques professionnelles inégales selon les ressorts.  

La cour d'appel d'Aix-en-Provence a récemment étudié 29 dossiers d'homicides conjugaux pour traquer les défaillances dans la prise en compte des plaintes et dans le suivi judiciaire des auteurs. Dans plusieurs cas, "il y avait des alertes" mais "une absence de communication entre les services", selon la substitute générale Isabelle Fort. 

"Trop souvent, les juges et les procureurs ne travaillent pas suffisamment en symbiose", a également reconnu la garde des Sceaux, qui insiste aussi sur "l'absolue nécessité de mieux former les acteurs". 

Les formations dispensées par l'Ecole nationale de la magistrature (ENM) sur les violences conjugales sont désormais obligatoires pour les magistrats changeant de poste et des sessions interprofessionnelles réunissant juges, policiers et gendarmes, conseillers pénitentiaires, éducateurs ou encore médecins vont être organisées à partir du 28 novembre.

Réagissant aux critiques, la Conférence nationale des procureurs de la République s'est dite "(consciente) de la nécessité" d'être plus efficace, mais réclame "des moyens, humains et matériels" pour mettre en oeuvre cette politique pénale, définie comme prioritaire par la chancellerie. 

Un constat partagé par l'USM, syndicat majoritaire chez les magistrats. 

Pour l'une de ses membres, Cécile Mamelin, juge aux affaires familiales, "la prise de conscience est récente", particulièrement sur le besoin d'écarter le conjoint violent du domicile, plutôt que la victime. 

Cette éviction est prévue dans la loi depuis quinze ans, mais n'est que rarement prononcée en raison de "résistances" des juges, mais aussi d'associations, déplore l'ex-magistrat Luc Frémiot. Il avait infligé cette sanction à des auteurs de violences dès 2003 quand il était procureur à Douai (Nord) pour provoquer un "choc psychologique" et prévenir la récidive, avec des résultats positifs. 

Pour le virulent ex-procureur, "le problème est pris à l'envers. On travaille sur les conséquences, pas sur les causes". "Si on se contente de renvoyer les gens devant des tribunaux correctionnels sans avoir pris la peine de travailler sur leur psychologie, quand ils ressortiront, ils recommenceront", ajoute Luc Frémiot, qui appelle à "changer de logiciel". 

Avocate spécialisée dans les violences sexistes et militante féministe, Anne Bouillon "salue l'examen de conscience" d'une partie de l'institution judiciaire mais "reste dans l'expectative". "Pour que ça fonctionne, il faut que l'intégralité de la chaîne pénale se débarrasse des archaïsmes culturels de la domination". Un "vaste programme", selon elle.

Le 18 août 2020, le ministère de l'Intérieur a rendu public ses chiffres pour l'année 2019, dénombrant 146 victimes, soit 25 de plus que l'année précédente.  

Au moment de la publication de la dernière actualisation de notre dossier, en décembre 2019, l'AFP avait identifié au moins 126 cas de féminicides en France, et une dizaine de cas supplémentaires pour lesquels les enquêtes n'avaient pas permis de de démontrer qu'il s'agissait d'un féminicide. 

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Edit 24/11 : actualise le décompte

Edit 18/08/2020 : actualise avec les chiffres du ministère de l'Intérieur

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