Bureau de vote au Touquet, le 27 juin, pour le second tour des régionales. ( POOL / LUDOVIC MARIN)

Présidentielle: les sondages donnent-ils seulement la parole aux électeurs certains d'aller voter ?

  • Cet article date de plus d'un an
  • Publié le 09 septembre 2021 à 15:09
  • Lecture : 6 min
  • Par : Jérémy TORDJMAN
L'eurodéputé LFI Manuel Bompard accuse certains sondeurs de se livrer, dans leurs enquêtes sur la présidentielle, à un "tripatouillage" en relayant seulement les intentions de vote des électeurs certains à 100% de se rendre aux urnes, ce qui fausserait les résultats et sous-évaluerait le poids de l'électorat populaire. Qu'en est-il vraiment ?

La relation tumultueuse entre LFI et les sondeurs s'enrichit d'un nouvel épisode. Dans un récent post Facebook, l'eurodéputé Insoumis Manuel Bompard sonne la charge contre certains instituts qui se livreraient à un "tripatouillage" néfaste pour les partis de gauche et ayant pour objectif de "faire disparaître les électeurs populaires des échantillons utilisés dans le calcul des intentions de vote" avant la présidentielle de 2022.

Le directeur de campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon cible un point bien précis : si les enquêtes d'opinion s'appuient en général sur un échantillon d'au moins un millier de personnes, certaines d'entre elles ne feraient figurer, dans leurs résultats, que les intentions de vote exprimées par les sondés se disant "certains" à 100% de se rendre aux urnes. Tous les autres ne seraient pas pris en compte, ce qui dans de récents sondages conduit à mettre au rebut près de la moitié des opinions exprimées.

"On demande aux personnes sondées d’indiquer, sur une note de 1 à 10, quelle est la certitude qu’ils aillent voter pour le premier tour de l’élection présidentielle. Puis on retire de l’échantillon toutes les personnes qui n’affirment pas leur intention d’aller voter avec une certitude de 10/10", affirme l'élu, qui cible nommément Ipsos et Ifop.

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Manuel Bompard en avril 2021. ( AFP / JOEL SAGET)

Selon Manuel Bompard, cette méthodologie --qu'il qualifie de "nouvelle"-- sape grandement la représentativité des résultats des sondages qui ne refléteraient plus qu'une partie "ridiculement bas(se)" de l'échantillon. Elle introduirait également un "biais sociologique" lié au fait que les sondés qui se disent, à sept mois du scrutin, certains à 100% d'aller voter seraient plus âgés et issus des classes sociales supérieures.

"Avec cette méthode, on confie donc aux classes supérieures et aux personnes âgées le choix des candidats qui feront des bons sondages. On retrouve là un parfum de vote censitaire", lance l'Insoumis.

Un biais méthodologique ?

Ainsi que l'affirme Manuel Bompard, certaines enquêtes sur les intentions de vote ne relayent que les opinions des sondés se disant absolument certains de se rendre aux urnes. Sans en faire une publicité excessive, Ipsos ne retient ainsi que ceux qui ont évalué la probabilité qu'ils aillent voter à "10/10" tandis qu'Elabe fait figurer tous ceux qui ont donné une note égale ou supérieure à 8/10.

"On travaille sur les gens qui disent être certains d’aller voter parce qu’on ne voit pas l’intérêt de faire état de l’opinion de quelqu'un qui n’est pas sûr d’aller voter", explique à l'AFP Jean-François Doridot, directeur général d'Ispos Public Affairs, qui récuse toutefois tout "tripatouillage" et assure que cette méthodologie n'est pas "tombée du ciel" et a cours depuis plusieurs années.

Contrairement à ce qu'affirme M. Bompard, elle n'est pas proprement "nouvelle" et était ainsi déjà utilisée par Ispos ou par la Sofres en 2016-2017, selon plusieurs notices explicatives publiées sur le site de la Commission des sondages, l'institution chargée de s'assurer de la régularité méthodologique des enquêtes d'opinion.

Le problème, reconnaît toutefois M. Doridot, tient au fait que la campagne présidentielle suscite à l'heure actuelle "un niveau de mobilisation très, très faible". Dans le dernier baromètre publié par Ispos fin août, sont ainsi retenues les intentions de vote de seulement 53% des sondés -- ceux certains à 100% d'aller voter. En septembre 2016, cette proportion avait été mesurée par Ispos à près de 67%.

"On va peut-être devoir monter la taille des échantillons pour s'assurer qu'on soit plus représentatif", indique M. Doridot. L'enjeu est crucial pour les instituts de sondage après le couac des régionales d'avril 2021 ou le niveau d'abstention record (66,7% au premier tour) avait déjoué les attentes.

"On pourrait prendre les 8/10, les 9/10 plutôt que les 10/10... Six mois avant le scrutin, ça peut se discuter mais je n'appelle pas ça un biais méthodologique car ce n'est pas ça qui bouleverse les résultats", assure M. Doridot.

La Commission des sondages ne se prononce pas sur l'opportunité d'un éventuel changement, mais précise qu'il devra obéir à des règles précises. "Un institut ne peut changer de colonne de référence qu’une seule fois dans la campagne, il faut que ce soit annoncé, justifié et il y a une sorte d’effet clapet empêchant ensuite un retour en arrière", explique à l'AFP Jean-Pierre Pillon, secrétaire permanent de la Commission.

Egalement mis en cause par M. Bompard, l'institut Ifop rejette catégoriquement des accusations fondées, selon lui, sur des inexactitudes. Si on en croit la notice de son sondage publié en juillet, l'institut n'évalue pas simplement les intentions de vote sur la base des fameux "10/10" mais en prenant en compte "l'ensemble des personnes inscrites sur ses listes électorales" et représentées dans son échantillon.

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Capture d'écran du sondage Ifop publié en juillet.

"Oui, on donne plus d’importance aux personnes qui se disent tout à fait certaines d’aller voter, mais on regarde également les autres personnes qui expriment une intention de vote et on prend en compte d'autres indicateurs que la participation", affirme à l'AFP Frédéric Dabi, directeur du pôle opinion de l'Ifop, citant notamment les votes aux précédents scrutins ou "la sûreté du choix" exprimé.

Derrière les critiques de LFI, le sondeur veut voir une tentative de "justification des difficultés" que rencontrerait Jean-Mélenchon dans les enquêtes d'opinion actuelles.

Un biais sociologique?

L'autre volet des accusations de Manuel Bompard est très compliqué à trancher.

A l'appui de ses dires, l'eurodéputé cite notamment la notice du sondage Elabe publié fin juin qui montre que 57% des électeurs de M. Mélenchon en 2017 sont "tout fait certains d'aller voter" en 2022 (probabilité de 10/10) mais que cette proportion bondit à 85% lorsqu'on intègre ceux qui "l'envisagent fortement" (note de 8 à 9/10). Ce serait, selon lui, le signe que l'électorat populaire de gauche serait lésé par la règle des "10/10".

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Capture d'écran de la note du sondage d'Elabe de juin.

Le tableau montre toutefois que cet écart selon les notes de participation se retrouve chez toutes les familles d'électeurs, à droite comme à l'extrême droite. Il faut également rappeler qu'Elabe intègre précisément dans ses résultats finaux les sondés qui se notent de 8 à 10 et que M. Mélenchon y recueillait sensiblement les mêmes intentions de vote que dans les autres enquêtes (entre 9 et 10% chez Elabe, entre 7 et 8% chez Ispos).

"Même en ne prenant que les '10/10', on ne gomme pas des pans entiers de l'électorat, affirme également M. Dabi. C’est vrai qu’il y aura moins d’électorat populaire mais il y en a quand même, sans quoi Marine le Pen n'émergerait pas dans les enquêtes avec un score aussi élevé".

Pour éviter ces querelles dans le champ politique, récurrentes à l'approche des élections, Hugo Touzet, doctorant en sociologie à Sorbonne Universités, plaide, lui, pour davantage de "transparence" et de "pédagogie" autour des échantillons des sondages.

"Tous les choix méthodologiques comportent un biais même si je n'appellerai pas ça une manipulation, indique-t-il à l'AFP. C’est vrai que si on prend les gens certains d’aller voter à 100% aujourd’hui, très loin de l’élection, on va avoir peut-être des publics plus âgés, CSP+ et ça va favoriser certains candidats, mais la vraie question, c’est déjà d’expliciter davantage pourquoi ce choix est fait et ce que ça va impliquer".

Ce qui serait, selon lui, intéressant pour le débat public serait que "les sondages présentent, dans leurs résultats, plusieurs scénarios qui donneraient par exemple les intentions de vote en prenant en compte les 7/10 et les 10/10". "Cela permettrait de désacraliser les résultats des sondages qui n'ont pas le rôle prédictif qu'on leur prête", argumente-t-il.

Mais une telle approche conduirait nécessairement à des résultats plus complexes, note M. Touzet. "Les médias qui commandent les sondages pourraient demander ça aux instituts, mais le problème c'est qu'ils recherchent également quelque chose de simple à présenter".

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