( AFP / DAMIEN MEYER)

Attention aux déclarations sur des "centaines de milliers" d'emplois détruits par le CETA

L'accord de libre-échange CETA entre l'Union européenne et le Canada est, début avril 2024, toujours en cours de ratification par des Etats membres, dont la France, six ans après son entrée en vigueur partielle au niveau européen. Il est revenu dans l'actualité française avec son rejet par le Sénat en mars 2024. A gauche comme à droite, les opposants à ce traité avancent des arguments économiques, sanitaires et environnementaux. La tête de liste EELV aux élections européennes Marie Toussaint l'a aussi accusé d'avoir détruit des "centaines de milliers" d'emplois en Europe. Mais la candidate évoquait une étude américaine ancienne, parue avant l'entrée en vigueur du traité en 2017. De plus, les quelques études sur ce sujet depuis font état d'un impact légèrement positif, voire inexistant, du CETA sur l'emploi. Il est quoiqu'il en soit extrêmement difficile voire impossible de mesurer les effets directs d'un traité de libre-échange, en particulier sur l'emploi, ce qui peut mener à des confusions.

Le Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA), ou Accord économique et commercial global (AECG) en français, a été signé le 30 octobre 2016 (archive). Cet accord de libre-échange prévoit de supprimer la quasi-totalité des droits de douane entre l'UE et le Canada et renforce leur coopération en matière de normes et de régulation. 

Il est entré en vigueur partiellement à l'échelle européenne le 21 septembre 2017. Au terme d'un processus d'approbation et de ratification par les Etats chaotique, les parties de l'accord dépendant des compétences exclusives de l'Union européenne, soit 90% de l'accord, sont appliquées, mais pas celles relevant de compétences partagées entre l'UE et les Etats membres, comme certains investissements étrangers et les règlements de différends entre investisseurs et Etat, rappelle le site Touteleurope.eu (archive).

La ratification du CETA par les 27 Etats membres de l'UE, qui conditionne son application totale, est donc toujours en cours (dix Etats doivent encore le ratifier).

Image
Le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker, le Premier ministre canadien Justin Trudeau, le président du Conseil européen Donald Tusk et le Premier ministre slovaque Robert Fico après la signature du CETA le 30 octobre 2016 à Bruxelles (POOL / THIERRY MONASSE)

En France, il a été validé de justesse à l'Assemblée nationale en 2019, mais le gouvernement n'avait par la suite jamais saisi le Sénat. C'est à l'initiative du groupe communiste et avec l'aide de la droite que le texte est finalement arrivé devant la chambre haute du Parlement en mars 2024 (archive). Contre toute attente, une alliance gauche-droite de circonstance a permis le 21 mars au Sénat, à majorité de droite, de s'opposer à sa ratification (archive). Une déconvenue embarrassante pour l'exécutif à quelques semaines des élections européennes du 9 juin 2024.

Le texte doit poursuivre son parcours parlementaire et désormais revenir devant l'Assemblée nationale. Il lui sera transmis "le moment venu, mais pas avant les élections européennes", a annoncé le ministre délégué au Commerce extérieur Franck Riester le 26 mars, "car ce sujet nécessite un temps de débat apaisé", a-t-il justifié (archive). 

Si, in fine, l'Assemblée venait à rejeter le traité de libre-échange une seconde fois, celui-ci "pourrait" tout de même continuer à s'appliquer, avait en outre assuré la veille Valérie Hayer, tête de liste macroniste aux européennes - ce pourrait effectivement être le cas tant que le gouvernement ne notifie pas à Bruxelles qu'il ne peut le ratifier.

Objet de discorde (archive) entre la majorité présidentielle, qui le défend, et ses détracteurs, à gauche comme à droite, le CETA est aussi dénoncé par les écologistes pour son impact environnemental, pour des raisons sanitaires et de concurrence des agriculteurs canadiens jugée déloyale (archive).

La tête de liste écologiste aux européennes Marie Toussaint et la secrétaire nationale des Ecologistes Marine Tondelier ont aussi porté fin mars 2024 leurs critiques sur le terrain de l'emploi.

Etude dépassée

"Vous savez, dans les estimations des emplois perdus par cet accord, c'est plusieurs centaines de milliers", a assuré Marie Toussaint le 27 mars sur TF1 (à 34 secondes dans cet extrait - archive) :

De quelles "estimations" Marie Toussaint parle-t-elle ? Interrogé le 27 mars 2024 par l'AFP, son entourage a indiqué qu'elle faisait référence à une étude de l'université américaine Tufts évoquant la destruction de plus de 200.000 emplois dans l'Union européenne, dont 45.000 en France.

On retrouve sur internet cette étude, intitulée "CETA without blinders : how cutting 'trade costs and more' will cause unemployment, inequality and welfare losses" ("Le CETA sans oeillères : comment réduire les 'coûts du commerce et plus encore' causera chômage, inégalité et pertes économiques"), ainsi que les chiffres évoqués par Marie Toussaint (archive) :

Image
Capture d'écran, réalisée le 28 mars 2024, d'une étude de chercheurs de l'université américaine Tufts sur les effets du CETA sur "l'emploi et les inégalités" publiée en 2016

Mais cette étude date de l'automne 2016, soit avant l'entrée en vigueur du CETA, et ne faisait donc état que de projections :

Image
Page de garde de l'étude de l'Université Tufts de 2016 sur le CETA

Or, depuis, comme nous allons le voir ci-dessous, des études tentant de mesurer l'impact du traité sur l'emploi européen ont été réalisées par l'Union européenne et des instituts de recherche, faisant apparaître un impact au mieux légèrement positif, au pire nul - ce qu'a omis de préciser Marie Toussaint.

L'UE n'a pas "promis" la  création de 700.000 emplois

L'estimation de l'impact sur l'emploi est si complexe qu'elle a donné lieu à d'autres confusions, sur, à l'inverse, les chiffres d'emplois supposément créés.

La veille des déclarations de Marie Toussaint, Marine Tondelier avait de son côté en effet mis en cause l'Union européenne, l'accusant d'avoir "menti" sur le nombre d'emplois "créés" par le CETA. "Ils ont menti, on nous a dit à l'époque que ça créerait des centaines de milliers d’emplois, on nous parlait de 700.000. Les rapports, pas des rapports écologistes, des rapports, Institut Veblen etc, ont montré que ça n'en a pas créé, pas du tout", et c'était donc "des prétextes fallacieux" et "juste du moins disant environnemental, du moins disant social", a-t-elle dénoncé le 26 mars sur franceinfo (à partir de 2 minutes 2 secondes dans l'extrait ci-dessous) (archive) : 

Mais la Commission n'a jamais "promis" la "création" de "700.000" emplois.

Une recherche sur internet n'a pas permis de retrouver une telle affirmation émanant de Bruxelles, et Olof Gill, porte-parole en charge des questions commerciales à la Commission européenne, a assuré dans un mail à l'AFP le 4 avril 2024 qu'"à aucun moment la Commission européenne n'a dit que le CETA 'créerait' 700.000 emplois".

70.000 emplois "soutenus" en plus, pas 700.000

Le chiffre de "700.000" a toutefois bien circulé côté Commission européenne, pas pour des emplois qui auraient été "créés" par le CETA cependant, mais pour des emplois "soutenus" par les échanges entre l'UE et le Canada en général, soit au-delà du seul CETA - ce qui est différent.

D'abord, on retrouve le chiffre de "700.000" dans un tweet de mars 2023 du département Commerce de l'UE (ci-dessous à gauche - archive), où l'on peut lire que le CETA "a soutenu un [chiffre, NDLR] impressionnant [de] 700.000 emplois dans l'Union européenne", chiffre cité encore par le commissaire à l'Economie Paolo Gentiloni dans un entretien au quotidien La Tribune le 20 mars 2024 (ci-dessous à droite - archive) :

Image
Capture d'écran, réalisée le 28 mars 2024, d'un tweet du département du Commerce de l'UE publié le 7 mars 2023
Image
Capture d'écran, réalisée le 28 mars 2024, d'une partie de l'entretien du commissaire européen à l'Economie Paolo Gentiloni publié par La Tribune le 20 mars 2024

Mais on le retrouve aussi dans une fiche sur les principaux apports du CETA réalisée par les services de la Commission européenne (archive), où l'on peut lire que "les exportations vers le Canada soutiennent 700.000 emplois européens, soit 70.000 de plus qu'avant le CETA" (phrase encadrée en rouge ci-dessous par nos soins) : 

Image
Capture d'écran, réalisée le 28 mars 2024, d'une fiche de l'Union européenne sur le CETA

"70.000 de plus qu'avant le CETA"  ? C'est dix fois moins que les "700.000" évoqués dans le tweet de Bruxelles de 2023 ou l'interview de Paolo Gentiloni ci-dessus.

La déclaration du Commissaire Gentiloni et ce tweet de 2023 "faisaient référence à tous les emplois soutenus par les exportations européennes vers le Canada", fait valoir Olof Gill

"La Commission estime qu'avant l'application du CETA, 624.000 emplois étaient soutenus par les exportations européennes vers le Canada. Avec la hausse de +/- 70.000 emplois européens soutenus par la croissance des exportations européennes vers le Canada depuis l'application provisoire du CETA, nous estimons maintenant qu'approximativement 694.000 emplois ont été soutenus" par ces mêmes exportations, a-t-il détaillé. Une tendance soulignée par la Commission "plusieurs fois", ajoute-t-il.

"Clairement, le CETA a facilité la hausse susmentionnée, en facilitant encore plus et en sécurisant notre accès au marché canadien", souligne encore Olof Gill. 

Données de 2017 à 2019

On retrouve effectivement une présentation (archive) sur "la performance commerciale Canada-UE sous le CETA", réalisée par Edouard Bourcieu, chef économiste à la Direction générale du Commerce de la Commission européenne à l'occasion des cinq ans du traité (archive) en septembre 2022, où l'on peut lire qu'entre 2017, année d'entrée en vigueur du CETA, et 2019, "le nombre d'emplois soutenus par les exportations européennes vers le Canada a augmenté de 11%, de 624 à 694.000" (phrase encadrée en rouge par nos soins à gauche ci-dessous) - soit près de 700.000 emplois. Cette estimation est détaillée par pays (à droite ci-dessous) dans la même présentation ; elle montre globalement une faible hausse du nombre d'emplois "soutenus" dans chacun des 27 Etats membres :

Image
Capture d'écran, réalisée le 28 mars 2024, d'une présentation de l'UE à l'occasion des cinq ans du CETA
Image
Capture d'écran, réalisée le 28 mars 2024, d'une présentation de l'UE à l'occasion des cinq ans du CETA

Ces chiffres sont repris également sur le site de la Commission européenne dans une note de mars 2023 d'économistes de sa Direction générale du Commerce (archive) sur l'impact du CETA sur "l'évolution des indicateurs économiques clés" : "le contenu en emploi des exportations européennes vers le Canada a augmenté de 11% en deux ans, de 624.000 en 2017 à 694.000 en 2019", peut-on y lire :

Image
Capture d'écran, réalisée le 28 mars 2024, de la première page d'une note sur le CETA et "l'évolution des indicateurs économiques clés"

Ces documents parlent toutefois d'emplois "soutenus" par les échanges UE-Canada, ou de leur "contenu en emploi", c'est-à-dire les emplois qui ont profité directement ou indirectement des revenus qui en sont tirés. Par exemple, "en moyenne, en 2019, chaque milliard d'exportations hors UE a soutenu environ 12.000 emplois à travers les 27 Etats membres", indique une note de la Direction générale du Commerce de la Commission européenne sur "le contenu en emploi des exportations hors UE" publiée en novembre 2021 (archive).

Or, s'il est calculé selon une méthodologie bien définie, le terme d'"emploi soutenu" traduit un impact plus indirect que celui d'emploi "créé".

Emploi "globalement stable"

L'Institut Veblen, association à but non lucratif présidée par la sociologue Dominique Méda et cité par Marine Tondelier, a aussi tenté d'évaluer l'impact du CETA sur l'emploi, à partir de ces données de la Commission européenne, et conclut de son côté que les estimations de l'UE sont "gonflées" : il parle d'"un peu moins de 500.000 emplois soutenus par les exportations UE/Canada pour l’année 2019 (année la plus récente), soit 200.000 de moins que le chiffre annoncé par la Commission" (rapport Veblen sur le "Bilan de 6 années de mise en application du CETA : Un tableau mitigé pour le commerce et clairement négatif pour l’environnement" publié en janvier 2024). 

En utilisant d'autres données, celles d'Eurostat, direction de la Commission chargée de la statistique, l'institut Veblen note que celles-ci "montrent en réalité que la part des emplois liés aux exportations vers le Canada parmi l'ensemble des emplois de l'Union européenne est globalement stable et n'évolue que très peu depuis la mise en place du CETA"

Image
Capture d'écran, réalisée le 29 mars 2024, d'un graphique de l'Institut Veblen montrant l'évolution de la part des emplois de l'UE soutenus par les exportations de l'UE, avant et après l'entrée en vigueur du CETA

Comme on le voit, la question de l'impact du CETA sur l'emploi a suscité plusieurs confusions : ainsi, s'il n'est pas fondé de dire que le CETA n'a pas détruit des "centaines de milliers" d'emplois comme l'a affirmé Marie Toussaint, il n'en a pas non plus "soutenu 700.000" à lui seul comme a parfois pu l'affirmer dans sa communication l'Union européenne. Mais l'UE n'avait pas pour autant "promis" la "création" de "700.000" postes comme l'affirmait Marine Tondelier.

Au mieux, le CETA n'en aurait "soutenu" que très peu : 70.000 selon l'UE - à comparer aux 38 millions d'emplois européens soutenus par les exportations vers des pays hors UE en 2019 (chiffre issu du rapport européen "EU exports to the world : effects on employment" publié en novembre 2021 - archive).

Calculs "vaudous"

Dans le seul cas de la France, le Centre d'études prospectives et d’informations internationales (CEPII) avait, lui, tenté de mesurer les effets du CETA sur l'emploi en utilisant un autre indicateur : celui de la masse salariale. Il en ressortait qu'avec le CETA, "la masse salariale qualifiée (+0,02%) et la masse salariale non-qualifiée (+0,01%) augmentent toutes deux, même si l’on ne peut pas dissocier ici ce qui relève de la création d’emplois ou de la hausse des salaires", écrivaient ses économistes dans une "évaluation macro-économique" à destination des parlementaires français publiée en juin 2021 (archive).

Autant d'estimations qui démontrent la complexité (archive) voire l'impossibilité d'évaluer l'impact réel sur l'emploi des accords de libre-échange, dont les effets sur ce terrain restent globalement des objets peu étudiés (archive).

Et pour cause. "Il est très difficile de mesurer ce genre de choses. Les modèles de simulation me sont toujours apparus comme étant un peu des histoires de vaudou. On n'a pas les données nécessaires, les instruments nécessaires pour faire cela sérieusement, cela dépasse notre niveau de connaissance statistique et de l'équilibre général économique", a expliqué Patrick Messerlin, professeur émérite d'économie à Sciences Po, à l'AFP le 2 avril 2024 (archive). "Lorsque l'on pense aux emplois qui peuvent être détruits par un accord, il ne faut aussi jamais oublier ceux qui seraient détruits par manque d'accord", relève-t-il aussi.

"On peut éventuellement mesurer l'impact d'un accord de libre-échange quand on a un accord OMC [Organisation mondiale du Commerce, NDLR], car c'est général, toute l'économie est concernée. Mais avec une économie comme l'économie canadienne, où l'on va avoir quelques secteurs particuliers impactés, certains de manière positive, d'autres de manière négative, on ne sait pas", estime Patrick Messerlin.

"Petit accord"

Dans le cas du CETA, l'exercice est en effet compliqué par la taille de l'économie canadienne, relativement modeste, soulignent des économistes. Le Canada est un marché de quelque 39 millions d'habitants, l'Union européenne d'environ 448 millions.

"C'est un accord avec un pays qui n'est pas massif", souligne Patrick Messerlin. Le CETA reste "un petit accord pour l'Union européenne" et "un enjeu faible" pour elle ; "par contre c'est un enjeu important pour le Canada"soulignait Antoine Bouët, directeur du CEPII, sur France Culture le 24 mars 2024 (archive).

Image
Un porte-conteneurs au large de Hyères, au sud-est de la France, le 6 octobre 2023 (AFP / NICOLAS TUCAT)

Lors du débat au Sénat français, les défenseurs du CETA ont fait valoir des effets très favorables sur les échanges de la France, mais il convient donc de les relativiser.

Les exportations européennes à destination du Canada ont augmenté de 51% entre 2017 et 2023, à 49 milliards d'euros, et les importations de 52%, à 28 milliards, soit une hausse de 50% de l'excédent commercial pour l'UE, à 21 milliards, rappelle une note de la Direction générale du Trésor français publiée le 7 mars 2024 (archive). Mais dans le cas français, "le CETA n'a pas conduit à une évolution notable du commerce entre la France et le Canada", estime le cabinet Astérès dans une note publiée le 19 mars 2024.

Le commerce de biens de la France avec le Canada a augmenté de 34% entre 2017 et 2023, à 8,4 milliards d'euros, profitant en particulier à l'agroalimentaire, aux vins et spiritueux ainsi qu'aux fromages. Dans le même temps, le commerce extérieur français dans son ensemble augmentait du même ordre de grandeur (+31% selon le Trésor français). Conclusion : les échanges de la France avec le Canada ont selon Astérès avant tout profité des effets de l'inflation, qui gonfle leur valeur, et d'une croissance structurelle du commerce international.

 

 

 

Vous souhaitez que l'AFP vérifie une information?

Nous contacter