Le montant de la dette de la France n'a rien à voir avec le retrait de forces françaises d'Afrique

Le mercredi 27 septembre 2023, l’Agence France Trésor a annoncé que l’Etat français comptait lever 285 milliards d’euros de dette sur les marchés financiers en 2024. Dans les jours qui ont suivi cette annonce, plusieurs comptes Facebook ont affirmé que ces besoins financiers de la France s'expliqueraient par le fait qu'elle serait "chassée" d’Afrique, ce qui aurait "vidé ses caisses". Mais c'est infondé : les économistes contactés par l’AFP ont expliqué que cette levée de fonds prévue sur les marchés n’avait aucun lien avec la contestation de "la présence française" en Afrique.

"LA FRANCE A LES CAISSES VIDES", ainsi débute une publication partagée par la page Facebook ASD LIVE. Le texte précise que "chassée d'Afrique, la France s’apprête à s'endetter à des montants records auprès des marchés financiers pour l'année 2024. La dette française a déjà atteint les 3 mille milliards d'euros. Mais Bruno Le Maire, le Nostradamus de la finance française qui avait prédit sans succès l'effondrement de l’économie russe, se veut rassurant".

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Capture d'écran Facebook réalisée 10 Octobre 2023
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Capture d'écran Facebook réalisée 10 Octobre 2023

 

 

Le texte est accompagné d’une vidéo portant le logo de la chaîne de télévision russe RT, anciennement Russia Today. Dans cette vidéo d' 1 mn et 54 secondes, la présentatrice indique que la France tente "de combler un trou par un autre trou" et "c’est le cercle vicieux des Etats surendettés". La journaliste évoque une dette française qui ne fait "qu’exploser année après année".

Accusés d'être des instruments au service du Kremlin, les médias Spoutnik et RT sont interdits de diffusion dans l'UE depuis mars 2022, à la télévision comme sur internet, à la suite d'un accord des Vingt-Sept peu après le début du conflit en Ukraine.

Même si la vidéo elle-même n’évoque pas l’Afrique et les relations tendues entre la France et certains pays africains pour justifier l’émission d’une dette record, les publications Facebook (1, 2) établissent un lien. Dans un contexte de ressentiment anti-français dans certains pays d’Afrique de l’Ouest et d’annonce du retrait des forces françaises du Mali, du Burkina Faso et maintenant du Niger, de nombreux internautes restent convaincus que la France s’endette parce qu’elle est "chassée" d’Afrique.

Ils évoquent dans leurs commentaires, une France qui vit grâce aux pillages des ressources de l’Afrique.

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Capture d'écran Facebook réalisée 10 Octobre 2023
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Capture d'écran Facebook réalisée 10 Octobre 2023

 

 

Les chiffres clés de la dette française

La dette publique française a atteint 3013,4 milliards d’euros le 31 mars 2023 selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Elle est passée de 2950 milliards d’euros fin 2022 à 3013,4 milliards le 31 mars 2023 (lien archivé ici).

Cette dépêche de l'AFP explique comment la France se finance via la dette (archive). Cette autre, du 27 septembre, explique qu'en effet, "la France veut emprunter un montant record sur les marchés en 2024". (archive).

"Pour rappel, la dette publique française représentait 111,8 points de PIB fin 2022 et les prévisions pour fin 2023 et 2024 la portent à 109,7% de PIB. En 1980, l’endettement public (au sens du traité de Maastricht) n’était pourtant que de 21% de PIB avant d’atteindre plus de 60% de PIB en 1997. Cet endettement croissant repose notamment sur un fort interventionnisme de l’État français face aux crises économiques successives (notamment celle de 2008) pour soutenir l’activité économique et la consommation des ménages", explique Lisa Thomas-Darbois, directrice adjointe des Études France à l’Institut Montaigne.

La dette française augmente au fil des années depuis plus de 25 ans et selon Sylvain Bersinger, chef économiste au cabinet Asterès "il n’y a donc rien d’exceptionnel au regard de la situation économique française". "La France a une dette élevée parce qu’elle est a fait beaucoup de déficits publics depuis des décennies. En particulier, après les crises de 2008 et de la Covid, elle a eu du mal à résorber ses déficits. La France s’endette donc pour deux principales raisons : premièrement pour financer le déficit public et la deuxième raison c’est pour rembourser la dette existante", soutient Sylvain Bersinger.

L’émission de dette française en 2024 (autrement dit, la France émet des emprunts auxquels les investisseurs peuvent souscrire) couvrira donc le déficit budgétaire d’une part, soit la différence entre les dépenses publiques et les recettes du budget de l’Etat, des collectivités territoriales et de la sécurité sociale. D’autre part, elle servira à l’amortissement de dette de moyen et long terme venant à échéance en 2024.

Il s’agit donc, pour ces dernières, de dettes émises par la France il y a de nombreuses années et non d’une dette liée au contexte socio-économique actuel en France encore moins à la contestation de la présence française au Mali, au Burkina Faso et au Niger. L’émission d’une dette record pour 2024 s’explique aisément et selon les experts interrogés par l’AFP, les explications sont loin de celles avancées par les publications Facebook qui évoquent la "France chassée d’Afrique".

"La durée de vie moyenne de la dette négociable française de moyen et long terme est de l’ordre de 9 ans. Pour aller vite, on peut dire que les dettes venant à échéance en 2024 (et que l’Etat va en quelque sorte 'échanger' contre de nouvelles dettes) ont été émises en 2014. C’est bien avant les événements que vous évoquez en Afrique", souligne Jérôme Creel, professeur associé d’économie et directeur du Département des études, Sciences Po OFCE.

Jonathan Guiffard, expert associé - Défense et Afrique à l’Institut Montaigne abonde dans le même sens. Il indique que l’endettement record de la France annoncée pour 2024 "n’a aucun lien avec la contestation de la présence française en Afrique".

"Si on considère le départ de Barkhane [opération menée par les forces françaises, NDLR] du Mali, du Burkina Faso et désormais du Niger, ce n’est pas un endettement, c’est un retour de marge de manœuvre budgétaire qui apparaît. Les montants consacrés à cette opération extérieure ne seront plus dépensés et pourront être utilisés pour d’autres objectifs budgétaires. Au contraire, en diminuant sa présence en Afrique (opex [opérations extérieures, NDLR] et bases permanentes), elle économise de l’argent", conclut Jonathan Guiffard.

Les opérations extérieures (OPEX/MISSINT) menées par la France sont créditées en moyenne d’une enveloppe annuelle d’un peu plus d’un milliard d’euros. Dans le projet de loi de finances 2023 (budget des armées françaises), la dotation des opex est estimée à 1,2 milliard d’euros (lien archivé ici). En ce qui concerne les pays d’Afrique où la présence française est contestée, la France a investi des centaines de millions d’euros. Au Mali à titre d’exemple, l’opération Serval est évaluée à 647 millions d’euros entre janvier 2013 et août 2014. A la suite de l’opération Serval, l’opération Barkhane a coûté au bas mot 5 milliards d’euros selon plusieurs sources (1, 2, 3) (liens archivés 1, 2, 3).

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Capture d'écran assemblee-nationale.fr réalisée 10 Octobre 2023

Sylvain Bersinger, chef économiste au cabinet Asterès tient à assurer également que l’émission d’une dette n’est pas forcément synonyme d’un problème économique ou politique précis qu’un pays cherche à résoudre dans l’immédiat. Il n’est pas non plus le symbole d’un dysfonctionnement puisqu’un Etat peut s’endetter pour de bonnes raisons. L’endettement et les mécanismes de règlement de la dette font partie de la vie d’un Etat.

Dans le cas de la France, il nous explique que les émissions sont certes élevées mais la demande est encore plus forte. A titre d’exemple, lors des 3 dernières adjudications de la dette publique française (à 10 ans, 20 ans et 30 ans), la demande de dette française émanant du marché a été 2 fois plus élevée que l’offre. Les marchés financiers ne se détournent donc pas de la dette française, ce qui est un signe de la confiance des marchés.

Une France dépendante de l’Afrique ?

Les publications sur Facebook qui font allusion aux "caisses vides" de la France surfent sur l'idée d’une France qui dépend économiquement de ces anciennes colonies. C’est ce qu’on peut voir dans les commentaires d’internautes qui soutiennent que la France pille les ressources des pays africains. La France est-elle dépendante des pays africains ? Est-elle endettée auprès de pays africains ?

Sur le sujet de la dépendance de la France de ses anciennes colonies, Denis Cogneau, professeur à la Paris School of Economics et directeur de recherche à l’IRD renvoie à son ouvrage Un empire bon marché, Histoire et économie politique de la colonisation française XIXe-XXIe siècle (Seuil, 2023). Il y indique qu’en 2014, "les ex-colonies africaines de la France effectuaient moins de 15% de leurs échanges commerciaux avec elle, contre les deux tiers en 1960. Inversement, le commerce avec ces ex-colonies représentait moins de 5% des exportations françaises et moins de 3 % des importations, contre plus de 20 % en 1960".

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Des soldats français de l'opération Sangaris partouillent le 14 février 2016 à Bangui ( Issouf SANOGO, AFP)

Plusieurs sources (1, 2, 3, 4), permettent de confirmer que les échanges commerciaux entre la France et l’Afrique sont très faibles et ne représentent à peine 2% du commerce extérieur français en 2022 (liens archivés 1, 2, 3, 4).

La part de marché française en Afrique diminue dans un contexte de fortes croissances des économies africaines. La rhétorique d’une dépendance de la France s’appuie donc sur des données assez anciennes, qui pour certaines remontent à la période post-coloniale. La vague de désinformation liée aux différents coups d’Etat au Mali, au Burkina Faso et au Niger a relancé le narratif d’une France dépendante de ses anciennes colonies comme la dépendance de la France à l’uranium du Niger.

"La coopération économique entre la France et le Niger a permis l’exploitation de réserves d’uranium, utiles dans le programme électronucléaire français, mais aujourd’hui, la France a fortement diversifié ses sources d’approvisionnement. Le Niger représente une part assez réduite des achats d’uranium français", indiquent Lisa Thomas-Darbois et Jonathan Guiffard de l’Institut Montaigne. Ils expliquent que cette analyse est similaire dans de nombreux autres secteurs comme le coton, les produits alimentaires et les minerais. La diversification des producteurs à l’échelle mondiale réduit fortement les dépendances de la France à ses anciennes colonies.

"Les pays du Sahel ne disposent pas de ressources stratégiques pour la France, malgré les tentatives de désinformation dans le domaine minier : aucune entreprise française n’exploite de mines au Burkina Faso ou au Mali, malgré la ruée vers l’or actuelle dans la sous-région. S’agissant des énergies fossiles, nous ne parlerons pas de dépendance, car là aussi les sources sont diversifiées, mais il est clair que les entreprises françaises, Total en tête, disposent d’implantation stratégique dans plusieurs pays africains", soutiennent les deux chercheurs.

En ce qui concerne un possible endettement de la France vis-à-vis de l’Afrique, Sylvain Bersinger, du cabinet Asterès, indique que la dette publique française est détenue à 52 % par des non-résidents parmi lesquels eux figurent la Banque centrale européenne, des grandes banques et assureurs internationaux (lien archivé ici). La provenance géographique des détenteurs de titre de dette français non-résidents n’est pas connue.

"Peut-être des dirigeants politiques ou économiques africains ont placé des capitaux en dette française, à titre personnel. Encore une fois, je ne vois pas que ceci exerce une quelconque influence sur le marché global de la dette française, a fortiori sur la politique d’endettement en 2023 ou 2024. Les grands investisseurs étrangers de dette publique française sont les grands fonds d’investissement, les fonds de pension, les compagnies d’assurance, etc. Au demeurant, il n’y a aucune évidence d’un impact des déboires africains de la France sur son marché", tranche Jérôme Sgard, professeur d’Economie Politique à Sciences Po.

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