Cette vidéo montre un massacre en Ethiopie en 2022, et non au Soudan
- Cet article date de plus d'un an
- Publié le 28 avril 2023 à 17:57
- Mis à jour le 27 octobre 2023 à 14:34
- Lecture : 9 min
- Par : Marin LEFEVRE, Tolera FIKRU GEMTA
Copyright AFP 2017-2024. Toute réutilisation commerciale du contenu est sujet à un abonnement. Cliquez ici pour en savoir plus.
"Si vous avez des familles au Soudan, appelez-[les] maintenant. Ils sont en train de tuer des étrangers noirs", s'alarment plusieurs internautes en partageant unevidéo extrêmement violente d'un peu moins de trois minutes. On y voit des hommes en treillis lyncher avec de lourdes pierres et frapper à coups de bâtons une dizaine d'hommes prostrés, allongés à même le sol sur ce qui ressemble à une place. Les tueurs s'acharnent à coups de pied dans les corps des victimes.
Avertissement sur le contenu
Cette séquence a été partagée sur Facebook et également amplifiée, accompagnée de la même légende, par un influenceur et militant panafricain connu sous le pseudo Egountchi Behanzin via sa chaîne Telegram, suivie par plus de 14.000 personnes.
Avertissement sur le contenu
Ces images ont commencé à circuler quelques jours après le début du conflit (archive) qui déchire le Soudan le 15 avril. Les combats qui opposent l'armée du général Abdel Fattah al-Burhane aux très redoutés paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR) du général Mohamed Hamdane Daglo, dit "Hemedti", ont fait plus de 500 morts et des milliers de blessés à date de publication de cet article, selon le ministère soudanais de la Santé.
Douchant les espoirs d'une transition démocratique, les deux généraux ont évincé ensemble les civils du pouvoir lors d'un putsch en 2021, avant d'entrer en guerre, ne parvenant pas à s'accorder sur l'intégration des paramilitaires dans l'armée.
Les combats ont provoqué un exode massif dans ce pays de 45 millions d'habitants, l'un des plus pauvres au monde. Plusieurs dizaines de milliers de personnes ont fui vers les pays frontaliers, notamment l'Ethiopie à l'est et l'Egypte au nord où, selon les autorités égyptiennes, plus de 14.000 Soudanais et 2.000 ressortissants d'autres pays sont arrivés à date de publication de cet article. Au total, 270.000 personnes pourraient fuir au Tchad et au Soudan du Sud, selon l'ONU.
Mais la séquence virale n'a rien à voir avec cette guerre : elle montre un massacre de civils commis par des forces régionales de sécurité en Ethiopie en juin 2022.
Massacre à Gambella
Plusieurs éléments dans la vidéo mettent sur la piste de l'Ethiopie, plutôt que du Soudan comme l'affirment nombre d'internautes.
D'abord, à 1 minute et 30 secondes, un homme passe devant la caméra en tenant une bouteille d'eau à l'étiquette bleue sur laquelle figure le nom "One".
En cherchant les mots "'one water' brand" sur Google Images, on retrouve des bouteilles à l'emballage identique : le mot "One", en blanc dans la même police, est surmonté d'une vaguelette jaune, comme dans la vidéo que nous vérifions. Sur une des autres photos de ce produit, on distingue des lettres en amharique - l'une des langues principales de l'Ethiopie (archive).
Rechercher les termes "one water ethiopia" permet d'arriver sur le site de la marque éthiopienne One Water (archive), dont l'usine se situe au sud-ouest de la capitale Addis-Abeba et "s'étend sur un vaste terrain de 75 000 m2, avec une surface construite de 35 000 m2, et dispose de 6 lignes de production d'une capacité de 120 000 bouteilles par heure", promeut l'enseigne.
Autre indice quelques secondes plus tard, à 1 minute et 48 secondes : un drapeau cousu sur la poitrine du même homme, qui tient toujours sa bouteille d'eau. Quatre bandes horizontales s'y superposent, noir, vert, blanc, rouge, avec une étoile noire apposée sur la bande blanche. Une recherche avec les mots "red white green black flag ethiopia" ("rouge blanc vert noir drapeau ethiopie") conduit à un site qui recense les drapeaux à travers le monde (archive).
Ce dernier associe ce drapeau à l'Etat de Gambella, frontalier du Soudan du Sud dans l'ouest de l'Ethiopie. Des photos trouvées sur des banques d'images comme celle-ci, publiée par Alamy, le capturent flottant dans différentes villes éthiopiennes de cet Etat, aux côtés du drapeau national.
Comme l'indiquent ces différents éléments, ce massacre a bien eu lieu dans l'ouest de l'Ethiopie et non au Soudan : avec les mots-clefs "video gambella soldiers killing" ("vidéo gambella soldats tuerie"), on retrouve un tweet (archive) de la Commission éthiopienne des droits de l'Homme (EHRC) - organisme public mais statutairement indépendant - en amharique qui inclut un lien vers un rapport traitant du massacre capturé en vidéo (archive).
#Gambella፡ በማኅበራዊ ሚዲያዎች እየተዘዋወረ የሚገኘው ቪዲዮ ከሰኔ 7–9 ቀን 2014 ዓ.ም. በክልሉ ከነበሩት ክስተቶች አንዱ ሲሆን ኢሰመኮ መስከረም 18 ቀን 2015 ዓ.ም. ይፋ ባደረገው ሪፖርት ያካተተው ነው። #Ethiopia#HumanRightsForAllhttps://t.co/hKhVDMKeXb
— Ethiopian Human Rights Commission (EHRC) (@EthioHRC) March 17, 2023
"En ce qui concerne la vidéo circulant sur les médias sociaux et montrant le passage à tabac et le meurtre d'hommes par des agents des forces de l'ordre, l'EHRC souhaite confirmer qu'il s'agit de l'un des incidents ayant fait l'objet d'une enquête et documentés dans son rapport sur le meurtre d'au moins 50 civils dans la ville de Gambella par les forces de sécurité régionales entre le 14 et le 16 juin 2022", écrit l'organisation.
Se basant sur des témoignages et des vidéos, l'EHRC, chargée par le Parlement éthiopien d'enquêter à ce sujet, avait accusé les forces de sécurité éthiopiennes d'avoir exécuté sommairement mi-juin 2022 des habitants de Gambella soupçonnés d'appartenir à l'Armée de libération oromo (OLA), juste après l'attaque de cette ville.
Classée organisation terroriste par les autorités éthiopiennes, l'OLA avait revendiqué l'attaque de Gambella, capitale de la région éponyme, située dans le sud-ouest du pays et frontalière de celle de l'Oromia, où l’OLA est principalement active. Des discussions préliminaires entre le gouvernement éthiopien et cette rébellion ont démarré en avril en Tanzanie afin "de créer un climat de confiance et de clarifier les positions" des parties, selon un porte-parole de l’OLA.
Dans son rapport de 13 pages, qui se fonde sur plus d'une cinquantaine d'entretiens avec des témoins, diverses institutions et des preuves visuelles, l'EHRC conclut que les atrocités commises dans la vidéo l'ont été par "les forces régionales de sécurité" dans le cadre du conflit les opposant à l'OLA et au Front de libération de Gambella, le 14 juin 2022 (2014 selon le calendrier éthiopien, ndlr).
Combats malgré la trêve au Soudan
Cette séquence circule alors que de violents combats se poursuivent (archive) à date de publication de cet article à Khartoum et surtout dans la région du Darfour, malgré une prolongation de la trêve au Soudan entre l'armée et les paramilitaires.
Dans la nuit du 27 au 28 avril, l'armée du général Abdel Fattah al-Burhane et les FSR du général Mohamed Hamdane Daglo, dit "Hemedti", ont approuvé une prolongation de 72 heures de la trêve de trois jours qui n'a quasiment jamais été respectée par les deux camps.
Au Darfour, "la situation est toujours très tendue", raconte à l'AFP un habitant d'El-Geneina: "C'était un jour très difficile hier. Les marchés ont été pillés et il n'y a donc plus de nourriture".
L'ONU indique de son côté que "des armes sont distribuées" aux civils. A Genève, son Haut-Commissariat aux droits de l'homme a prévenu que le conflit ravivait des affrontements ethniques au Darfour-Ouest, se disant "préoccupé par la perspective de nouvelles violences, dans un climat d'impunité généralisée". Quelque 50.000 enfants "souffrant de malnutrition aiguë" y sont privés d'aide alimentaire, avertit l'ONU qui y a suspendu ses activités après la mort de cinq humanitaires.
Peu d'informations filtrent de cette région où une guerre civile déclenchée en 2003 entre le régime d'Omar el-Béchir, déchu en 2019, et des insurgés issus de minorités ethniques a fait environ 300.000 morts et près de 2,5 millions de déplacés, selon l'ONU.
Les belligérants continuent de s'accuser mutuellement de violer la trêve. L'armée a même dénoncé des tirs des FSR sur un avion militaire turc venu évacuer des ressortissants. Ankara a confirmé cette information, précisant que les tirs n'avaient fait aucun blessé, selon l'agence étatique Anadolu.
Sur le front diplomatique, les deux généraux ont chacun déclaré avoir eu des échanges avec des dirigeants des Etats-Unis, de l'Arabie saoudite, des Emirats arabes unis, de l'Ethiopie ou du Soudan du Sud. Le ministère des Affaires étrangères de ce dernier s'inquiète des "débordements déjà visibles" du conflit, notamment avec l'afflux de "réfugiés" dans les pays voisins.
L'AFP a vérifié plusieurs images virales (ici, archive, ou ici, archive) qui ont circulé sur les réseaux sociaux accompagnée d'infox en anglais depuis le début de ce conflit au Soudan.
27 octobre 2023 Ajoute la vidéo associée au fact-check
1 mai 2023 Revoici avec correction au 17e paragraphe sur les discussions en cours entre l'OLA et le gouvernement éthiopien