Non, ce n'est pas grâce à la réforme que les femmes partiront à la retraite plus tôt que les hommes

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  • Publié le 08 février 2023 à 12:41
  • Mis à jour le 11 février 2023 à 11:56
  • Lecture : 13 min
  • Par : Gaëlle GEOFFROY, AFP France
Les hommes partent aujourd'hui à la retraite en moyenne plus tôt que les femmes, mais la tendance va s'inverser dans les toutes prochaines années, grâce à une amélioration progressive des carrières féminines et aux mécanismes compensant la maternité. Pourtant, le gouvernement a affirmé à plusieurs reprises que c'est grâce à sa réforme, actuellement âprement débattue au Parlement, que les femmes pourront à terme en moyenne quitter le monde du travail plus tôt que les hommes. Mais en réalité, même sans réforme, cette évolution se serait tout de même produite même si les projections divergent quant au moment où elle interviendra : génération née en 62/63 selon le Conseil d'orientation des retraites, plutôt milieu des années 70 pour la Caisse nationale d'assurance vieillesse. Les deux organismes confirment en tout cas bien que cette évolution interviendra de toute façon, réforme ou pas.

Le gouvernement a présenté le 10 janvier 2023 sa réforme des retraites consistant à reculer l'âge légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans, avec 43 ans de cotisations. Un projet fortement contesté à gauche et dans les rangs des syndicats, qui ont lancé des appels à la grève et à aux manifestations à travers la France. Celles-ci ont rassemblé à plusieurs reprises des centaines de milliers de personnes.

Les opposants au texte, débattu depuis le 6 février à l'Assemblée nationale, ont concentré leurs critiques notamment sur le sort des femmes, après la publication par le gouvernement d'un document qu'il présente comme une "étude d'impact" de la réforme. Celui-ci montre que la réforme va pousser les femmes à allonger leur carrière davantage que les hommes pour rassembler les 43 annuités requises, tout en contribuant à réduire les écarts de pensions entre les deux sexes.

Défendant le texte, la Première ministre a fait valoir le 2 février 2023 dans l'émission L'Evénement sur France 2 que "jusqu'à présent, par le passé, les femmes partaient à la retraite plus tard que les hommes; aujourd'hui, elles partent à peu près au même âge que les hommes; demain, après la réforme elles partiront plus tôt que les hommes".

Elle a soutenu qu'"on peut arriver à cet effet de la réforme d'abord parce les femmes avaient par le passé des carrières interrompues, elles devaient souvent s'arrêter pour élever leurs enfants. Heureusement, de plus en plus, elles peuvent concilier maternité et poursuite de leur vie professionnelle".

Comme nous le verrons, les femmes parviennent à davantage cotiser qu'il y a quelques décennies grâce à des parcours moins hachés sur le marché du travail et des mécanismes de protection qui ont été mis en place pour compenser la maternité ou les arrêts de travail pour garder des enfants. Mais ce n'est pas grâce à la réforme qu'elles partiront à terme plus tôt que les hommes.

La réponse de la Première ministre a été accompagnée à l'écran par la diffusion d'un graphique estampillé "Gouvernement" réaffirmant qu'"après la réforme les femmes partiront plus tôt que les hommes". Il montre qu'à partir de la génération 1962, les femmes partiraient plus tôt que les hommes. La source citée au dessous du graphique est la Caisse nationale d'assurance vieillesse (Cnav), mais comme nous le verrons, le graphique originel de la Cnav comportait deux autres courbes, une "avant réforme- Hommes" et une "avant réforme-Femmes", qui évoluaient sous les courbes "après réforme", et se croisaient peu ou prou au même moment.

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Capture d'écran, réalisée le 3 février, de l'émission L'Evénement du 2 février 2023
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Capture d'écran, réalisée le 3 février, de l'émission L'Evénement du 2 février 2023

 

 

Avant Elisabeth Borne, le ministre des Comptes publics Gabriel Attal avait lui aussi assuré le 31 janvier 2023 au journal de 20 heures de TF1 que la réforme renverserait favorablement la situation pour les femmes au moment de partir à la retraite.

"Sur la question des femmes, aujourd'hui en moyenne, elles partent à la retraite après les hommes; demain, après notre réforme, elles partiront à la retraite avant les hommes" , avait-il affirmé:

C'est aussi une idée qui a été largement relayée sur les réseaux sociaux par le compte du parti macroniste Renaissance, comme dans ce tweet du 2 février 2023:

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Capture d'écran d'un tweet de Renaissance réalisée le 3 février 2023

Un départ à la retraite six mois plus tard que les hommes en 2020

Quelle est la situation actuelle ?

Actuellement les femmes partent effectivement en moyenne plus tard à la retraite que les hommes. C'est ce que constate l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) dans le tableau visible ici: en 2020, elles partaient en moyenne à 62,6 ans, contre 62 ans pour les hommes, soit environ sept mois plus tard que les hommes.

On retrouve ces données dans un document de la Direction de la recherche des études de l'évaluation et des statistiques (Drees) intitulé"Les retraités et les retraites - Edition 2022", et notamment dans ce graphique sur l'âge conjoncturel de départ à la retraite.

L'âge conjoncturel de départ à la retraite est défini comme étant, pour une année donnée, "l’âge moyen de départ d’une génération fictive qui aurait, à chaque âge, la même probabilité d’être à la retraite que la génération de cet âge au cours de l’année d’observation".

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Capture d'écran, réalisée le 7 février 2023, de l'étude de la Drees "Les retraités et les retraites"

A noter que ces chiffres sont des moyennes: celles-ci occultent par définition les nombreux cas particuliers de femmes qui pour diverses raisons partent plus tôt, ou plus tard, que cet âge moyen.

Zoomons alors sur la part de nouveaux retraités chaque année par âge.

Trois pics de départs apparaissent alors, chez les hommes comme chez les femmes, mais avec des caractéristiques particulières pour chacun d'eux: on constate "un pic à 60 ans, qui correspond aux carrières longues - et là il y a deux fois plus d'hommes que de femmes; un pic à 62 ans, où l'on retrouve tous les gens qui partent à l'âge légal au taux plein - on y retrouve beaucoup plus de femmes car elles sont moins nombreuses à être déjà parties grâce aux dispositifs carrières longues; et un dernier pic à 66-67 ans, qui est la fin de la décote, et où on compte davantage de femmes ayant continué à travailler pour ne pas subir de décote", a expliqué à l'AFP le 3 février 2023 l'économiste Michael Zemmour, maître de conférences à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne, et auteur d'un billet de blog sur le sujet.

Ces données sont synthétisées dans le deuxième graphique (1b) de la Drees ci-dessous, extrait d'un document de 2022 intitulé "La diversité des âges de départ à la retraite":

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Capture d'écran, réalisée le 6 février 2023, de l'étude de la Drees "La diversité des âges de départ à la retraite"

Commentant le graphique 1, la Drees confirme que "le taux de retraités est plus faible pour les femmes que pour les hommes à tous les âges entre 50 ans et 66 ans. En effet, les hommes partent en général plus tôt à la retraite que les femmes".

Cette tendance va toutefois s'inverser à terme pour les générations qui prendront leur retraite dans les années à venir.

L'écart entre hommes et femmes pour l'âge de départ "se réduit progressivement"

Les carrières des femmes, progressivement moins hachées, se sont améliorées au fil des décennies.

Dans son document "Les retraités et les retraites", la Drees constate clairement une "amélioration tendancielle des carrières féminines", avec une "participation accrue des femmes au marché du travail" qui a "permis à un nombre croissant d’entre elles d’atteindre plus jeunes la durée requise pour un départ au taux plein, et donc de partir plus tôt à la retraite".

C'est pourquoi "l’écart entre (les femmes et les hommes en matière d'âge de départ, NDLR) se réduit progressivement. Parmi les générations nées dans la première moitié des années 1930, les femmes sont ainsi parties à la retraite en moyenne un an et demi plus tard que les hommes, contre 10 mois en moyenne pour celles nées dans la première moitié des années 1940. L’écart se creuse à nouveau légèrement lors de la mise en place des retraites anticipées pour carrière longue, dont les bénéficiaires sont en majorité des hommes (entre 10 mois et 11 mois parmi les générations nées dans la deuxième moitié des années 1940), mais il recommence à se réduire à partir de la génération 1950. Il est ainsi de 9 mois pour la génération née en 1953":

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Capture d'écran, réalisée le 7 février 2023, de l'étude de la Drees "Les retraités et les retraites"

Dans une autre étude datant d'août 2022, la Drees confirme le rapprochement des durées de validation de trimestres des femmes et des hommes, grâce à leur "participation accrue sur le marché du travail", mais aussi grâce aux trimestres acquis via l'assurance vieillesse des parents aux foyers (AVPF), instaurée en 1972, qui permet de constituer des droits à la retraite lorsqu'il y a cession ou réduction de l'activité professionnelle pour s’occuper d’un enfant, d’une personne malade ou handicapée.

L'assurance vieillesse des parents au foyer (AVPF) est l'un des trois avantages familiaux de retraite. Les deux autres sont la majoration de durée d'assurance (MDA), soit quatre trimestres par enfant dans le privé, ou deux dans le public, pour toutes les mères qu'il y ait eu ou non interruption de leur carrière; et la majoration de 10% des pensions de retraite pour les parents de trois enfants et plus.

La Drees s'est aussi penchée sur le nombre de trimestres validées par les femmes nées dans les années 70 au moment de leurs 35-44 ans, et a constaté qu'elles valident en moyenne sur cette période "autant de trimestres que les hommes":

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Capture d'écran, réalisée le 6 février 2023, d'une étude de la Drees

Davantage en emploi, des dispositifs compensant maternité ou congé pour s'occuper d'un enfant: il y a donc bien globalement une évolution favorable des carrières des femmes, avec des parcours moins erratiques ou des écueils liés à leur statut de mères progressivement mieux pris en compte par la législation.

Rappelons toutefois que les taux d'activité et d'emploi des femmes, même s'ils ont fortement progressé depuis plusieurs décennies, restent inférieurs à ceux des hommes, comme le montrent ces chiffres de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Car ce sont toujours les femmes qui s'arrêtent le plus souvent de travailler pour s'occuper d'un enfant et qui travaillent davantage à temps partiel.

Générations 62 ou 75

Les projections des experts montrent qu'à terme, l'amélioration des carrières des femmes aboutira à ce qu'elles partent à la retraite en moyenne plus tôt que les hommes.

C'est ce que prévoit le Conseil d'orientation des retraites (COR), instance de référence sur le sujet des retraites. Placé auprès du Premier ministre, il rassemble notamment parlementaires et représentants des organisations professionnelles et syndicales, et produit des rapports réguliers.

A quelle date le COR anticipe-t-il que la courbe de l'âge moyen de départ des femmes passera en dessous de celle des hommes?

Dans son dernier rapport publié en septembre 2022, il estime que "la tendance s’inverserait pour les générations nées après le milieu des années 1970".

"Les femmes des générations nées dans les années 1930 sont parties à la retraite en moyenne à 61,5 ans, soit environ un an et demi après les hommes. À partir de la génération 1942, l’écart d’âge moyen de départ est devenu inférieur à un an et n’a cessé de se résorber pour les générations déjà parties à la retraite. En projection, cette tendance se poursuivrait: pour les générations nées à partir de 1975, les femmes partiraient à la retraite en moyenne un peu avant les hommes, de l’ordre de 1 à 2 mois jusqu’aux générations nées avant 1990 et de l’ordre de 3 mois pour les générations les plus récentes", explique le COR, le graphique ci-dessous à l'appui:

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Capture d'écran du rapport 2022 du COR réalisée le 3 février 2023

"Le COR pense que les âges vont converger - même si pas très vite - pour les générations du milieu des années 70, notamment parce qu'il y a de moins en moins de carrières longues et que les femmes ont de meilleures carrières", a expliqué Michael Zemmour à l'AFP. "Donc ce n'est pas l'effet de la réforme du gouvernement", en conclut-il.

Les experts n'anticipent toutefois pas tous le croisement des courbes à la même échéance.

Pour la Cnav, ce point de bascule interviendrait dès la génération 1962-63, qui s'apprête à commencer à prendre sa retraite. C'est ce qui apparaît sur ce graphique issu d'une note de la Caisse sur les effets du projet de réforme des retraites réalisée par sa Direction statistiques, prospectives et recherches (DSPR) pour son conseil d'administration:

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Capture d'écran, réalisée le 7 février 2023, de la note de la Cnav sur la réforme des retraites

A noter d'après ce graphique que réforme ou pas, les courbes se croisent bien dans tous les cas de figure sur cette génération 62-63, ce qui laisse penser que la réforme ne retarderait pas, ou alors qu'à la marge, le moment où les femmes partiront en moyenne avant les hommes à la retraite.

Pour Michael Zemmour cependant, les femmes étant comme nous l'avons vu plus nombreuses à partir actuellement à l'âge légal de 62 ans, la réforme, qui décale l'âge légal de deux ans, à 64 ans, pourrait conduire à décaler d'autant le moment où les femmes partiront plus tôt à la retraite que les hommes.

C'est aussi de ce graphique de la Cnav qu'émane celui projeté lors de L'Evénement sur France 2. Mais sur celui du gouvernement diffusé à l'écran pendant l'émission, les courbes en pointillé "avant réforme" pour les hommes comme pour les femmes n'apparaissaient pas. Ce qui ne permettait pas de voir que même sans réforme, les femmes finiraient par partir plus tôt que les hommes.

Différences de périmètres de calculs

Génération 1962-63 ou du milieu des annés 70: d'où vient cet écart d'une douzaine d'années en termes de générations avec les projections du COR ?

Interrogée par l'AFP le 7 février 2023, la Cnav, qui est la caisse de retraite du régime général de la Sécurité sociale, a indiqué que comme le COR, elle prend en compte dans ses calculs "tous les régimes", y compris les régimes spéciaux, mais que contrairement au COR, elle y intègre les données les plus récentes concernant les départs à la retraite, c'est-à-dire ceux "observés jusqu’à fin 2021".

Contrairement à ce qu'affirme le gouvernement, sa réforme n'est donc pour rien dans le départ à la retraite des femmes avant les hommes d'ici peu d'années. Même sans réforme, cette évolution serait tout de même intervenue.

Au sein de l'exécutif, un conseiller joint par l'AFP le 7 février 2023 a fait valoir que "jusqu’à présent, les femmes partaient en moyenne plus tard que les hommes à la retraite, notamment du fait de leurs interruptions de carrière". "Les choses changent pour les nouvelles générations de retraitées", a-t-il ajouté, tout en affirmant -une nouvelle fois- qu'"après la réforme, les femmes continueront à partir plus tôt que les hommes".

Statu quo sur l'âge de l'annulation de la décote

Dans son argumentaire sur France 2, Elisabeth Borne a par ailleurs mis en avant les trimestres maternité et ceux octroyés pour l'éducation des enfants. Selon le projet de réforme, des périodes de congé parental seraient à l'avenir prises en compte dans la comptabilité des carrières longues et le calcul des niveaux de pension.

Mais elle a aussi rappelé qu'aujourd'hui "il y a beaucoup de femmes, une sur cinq, à qui il manque des trimestres et qui doit travailler jusqu'à 67 ans" - soit l'âge où disparaît la décote appliquée au montant des pensions - pour éviter de la subir. Or, le gouvernement "n'a pas décalé" de deux ans ce seuil de 67 ans - alors que la réforme de 2010 l'avait, elle, nettement reculé de deux ans, de 65 à 67 ans.

Elisabeth Borne y voit là un argument démontrant son souci de protection des femmes. Mais pour plusieurs économistes, c'est un argument fallacieux. "Le gouvernement tente simplement de faire passer le statu quo pour une avancée…", a commenté Mathilde Guergoat-Larivière, chercheuse au Centre d'études de l'emploi et du travail (CEET), issu du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), dans une tribune parue dans le quotidien La Croix le 30 janvier 2023.

11 février 2023 Merci de bien lire après le 1er intertitre que les chiffres de l'Insee montrent que les femmes partent actuellement à la retraite "environ sept mois plus tard que les hommes", et non "six mois avant les hommes" comme écrit par erreur précédemment

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