La dent de Patrice Lumumba a été arrachée par un gendarme belge et non par des Congolais
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- Publié le 07 juillet 2022 à 16:27
- Lecture : 9 min
- Par : Marin LEFEVRE, AFP République démocratique du Congo
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Sur plusieurs photos en noir et blanc, le Premier ministre et héros de l'indépendance congolaise Patrice Lumumba, entouré d'hommes noirs comme blancs - certains en uniformes. Les mains liées derrière le dos, dans sa chemise blanche ouverte à large col sur la plupart de ces images, son visage est sombre, soucieux.
Les internautes qui partagent ces clichés l'assurent: seul reste du corps de Patrice Lumumba après son assassinat en 1961, la dent du leader, récemment restituée à la République démocratique du Congo (RDC) par la Belgique, aurait été "arrachée par ses propres frères" avant d'être "revendue aux Belges" qui ont colonisé le pays entre 1908 et 1960.
Intellectuel patriote devenu Premier ministre du Congo indépendant en juin 1960, renversé trois mois plus tard, Patrice Lumumba a été assassiné le 17 janvier 1961 avec deux compagnons à Shilatembo, dans le Haut-Katanga (sud-est), par des séparatistes katangais et des mercenaires belges, quelques mois après son arrivée au poste de Premier ministre du Congo-Kinshasa (aujourd'hui RDC).
A l'indépendance de son pays, ce dirigeant nationaliste était perçu comme prosoviétique, représentant une menace pour les intérêts belges, particulièrement au Katanga, province riche en cuivre. Jusqu'à être qualifié de "Diable", d'homme à "éliminer", selon des télex échangés fin 1960 entre Bruxelles et l'ex-colonie.
Son corps, dissous dans l'acide, n'a jamais été retrouvé. Il a fallu des décennies pour découvrir que des restes humains avaient été conservés en Belgique, quand un gendarme belge ayant participé à la disparition s'en est vanté. Une dent que ce dernier avait en sa possession a été saisie en 2016 par la justice belge.
Le 20 juin, la Belgique a restitué ce reste à la RDC; le cercueil du héros national congolais a ensuite été transporté à travers le pays avant d'être inhumé à Kinshasa le 30 juin.
Ces publications ont été partagées près de 5.000 fois sur Facebook en Afrique depuis le 1er juillet (1, 2, 3, 4...).
Arrachée par un gendarme belge
Nous avons interrogé l'historien congolais Isidore Ndaywel è Nziem, de l'université de Kinshasa, sur l'affirmation selon laquelle la dent de Patrice Lumumba fut arrachée "par ses propres frères". "C'est ridicule d'écrire ça, ça n'a absolument aucun sens", a-t-il réagi auprès de l'AFP le 6 juillet.
Selon ce spécialiste, il existe un "consensus" parmi les historiens: "c'est Gérard Soete [un gendarme belge ayant pris part à l'assassinat de Patrice Lumumba] qui a arraché cette dent et a pu la garder en signe de trophée, pour qu'il n'y ait pas d'autres personnes qui se réclament d'avoir fait cet exploit. C'est bien lui qui l'a fait et c'est lui qui a gardé cette dent".
Des faits qu'a confirmés à l'AFP Me Christophe Marchand, l'avocat de la famille Lumumba, le 7 juillet: "Toutes les sources convergent pour accréditer le fait historique que ce sont des gendarmes belges qui ont arraché la dent de Lumumba au moment où ils avaient reçu l'ordre de dissoudre son corps dans l'acide après qu'il a été assassiné", assure-t-il, citant nommément Gérard Soete.
En 2000, ce Belge avait raconté à l'AFP avoir découpé et dissout dans l'acide les corps de Lumumba et de deux de ses fidèles, Joseph Okito et Maurice Mpolo, assassinés en même temps que lui.
"En pleine nuit africaine, nous avons commencé par nous saouler pour avoir du courage. On a écartelé les corps. Le plus dur fut de les découper" avant de verser l'acide, avait expliqué l'octogénaire, depuis décédé. "Il n'en restait presque plus rien, seules quelques dents", avait ajouté Gérard Soete.
Dans un documentaire diffusé sur la chaîne allemande ARD la même année, l'ancien gendarme avait renouvelé ces affirmations et même exhibé les restes en question.
On retrouve cette même séquence dans cet extrait du documentaire "Une mort de style coloniale", réalisé par Thomas Giefer en 2008 et mis en ligne par l'Institut national de l'audiovisuel français sur la plateforme Dailymotion: à partir de la 58ème seconde, Gérard Soete apparaît.
Avec un épais accent flamand, il explique en ouvrant péniblement un petit paquet en papier qu'il a "ici le reste d'une personne historique très importante", une partie de la "denture" couverte d'or du leader indépendantiste qu'il affirme avoir "arrachée".
Selon le sociologue belge Ludo De Witte, auteur d'un livre sur l'assassinat de Lumumba paru en 1999, Gérard Soete avait décidé de ramener avec lui en Belgique ces quelques reliques "comme des trophées de chasse".
Une version également confirmée mi-juin par le procureur fédéral belge Frédéric Van Leeuw dans un entretien à RFI:
"Gérard Soete s’est, quelques années plus tard, vanté d’avoir pris avec lui deux dents et même deux doigts. Puis ce récit est un peu tombé dans l’oubli et est remonté à la surface avec la commission parlementaire importante qui a eu lieu en 2000 suite à un livre d’un historien, Ludo de Witte [« L’assassinat de Lumumba » aux Editions Karthala]. Et dans une interview un peu plus tard, Gérard Soete a rappelé qu’il avait ces deux dents en disant qu’il s’était débarrassé d’une des dents. Et après la plainte qui a été déposée par la famille, à un certain moment la fille de Gérard Soete, qui était entre temps décédé, a montré la dent. Et à ce moment-là, la justice a été rechercher la dent lors d’une perquisition."
La saisie de cette dent en 2016 chez la fille du gendarme n'a pas conduit à une analyse ADN (qui l'aurait détruite), mais ce reste a été attribué à Patrice Lumumba.
L'histoire et l'implication de Gérard Soete dans le recel de l'unique relique du héros national congolais a fait l'objet d'une myriade d'articles à travers les années, et encore récemment à l'occasion de sa restitution à la RDC (1, 2, 3, 4...)
"Indignités"
Quant aux photos partagées par les internautes, une recherche d'images inversée sur le moteur de recherches TinEye permet de les identifier: tournées par les studios américains Universal, elles montrent le retour de Patrice Lumumba à Léopoldville (Kinshasa) après sa capture par des "soldats de [Joseph-Désiré] Mobutu", chef de l'armée congolaise à l'époque où le gouvernement mené par Patrice Lumumba tomba.
Sur l'un de ces clichés, quelqu'un semble fourrer un morceau de tissu ou de papier blanc dans la bouche du Premier ministre déchu - mais attention, rien à voir avec l'arrachage de la dent évoquée par les internautes, qui entretiennent une certaine confusion en liant ce fait historique à ces images.
Selon le blog de l'universitaire David Coleman, professeur associé d'histoire à l'université de Virginie, lors de son retour à Léopoldville capturé dans ces photos, "Lumumba a été victime d'indignités; on l'a notamment forcé à manger la feuille où était inscrite un discours dans lequel il réaffirmait sa légitimité à occuper le poste de Premier ministre du Congo".
"Responsabilité"
Lors de la restitution solennelle le 20 juin par la Belgique à la RDC de cette relique, le Premier ministre belge Alexander De Croo a renouvelé les "excuses" de Bruxelles pour la responsabilité de certains dirigeants et fonctionnaires de l'ex-puissance coloniale dans cet assassinat, dont les circonstances restent toutefois entourées de mystère.
Dans son livre, Ludo De Witte a tordu le cou à la version officielle du règlement de comptes entre Congolais et affirmé que la Belgique portait "la plus grande responsabilité" dans ce crime.
Cela avait entraîné la mise sur pied d'une commission d'enquête parlementaire qui avait conclu en 2001 à la "responsabilité morale" de la Belgique. L'année suivante le gouvernement belge avait présenté les "excuses" du pays.
"Après les responsabilités morales, il faut des responsabilités juridiques et des réparations", avait relevé en 2020 Me Christophe Marchand, qui défend les enfants Lumumba depuis une plainte déposée en 2011 par le fils aîné du leader congolais, François Lumumba.
Celle-ci accuse "diverses administrations de l'Etat belge" d'avoir "participé à un vaste complot en vue de l'élimination politique et physique de Patrice Lumumba".
La justice belge mène depuis une enquête pour "crime de guerre", un crime imprescriptible en Belgique comme dans plusieurs autres pays.
En janvier, sans se prononcer à l'époque sur une éventuelle date de procès en Belgique, le parquet fédéral assurait que "l'enquête se [poursuivait] par tous les moyens permettant de mieux comprendre ce qui s'est passé".
Néanmoins, "sans vouloir dévoiler les secrets de l'enquête judiciaire en cours [de la justice belge pour "crime de guerre"]", a confié Christophe Marchand à l'AFP le 7 juillet, "aucun élément ne viendrait accréditer une thèse différente de celle qui est connue depuis que le gendarme a avoué son crime".
Aujourd'hui seules deux des dix personnes initialement ciblées par la plainte sont encore en vie. Il s'agit de l'ancien diplomate Etienne Davignon, 89 ans, et de l'ex-haut fonctionnaire Jacques Brassinne de la Buissière, 92 ans, selon des sources proches du dossier.
"Les enquêtes doivent se poursuivre, parce que la Belgique n'a fait qu'une reconnaissance du bout des lèvres, en disant qu'elle n'avait qu'une responsabilité morale", juge pour sa part Isidore Ndaywel è Nziem, qui estime que l'ex-pays colonisateur détient "une responsabilité tout court" dans l'assassinat de celui qui reste encore aujourd'hui une référence "non seulement congolaise, mais également panafricaine".
"Il y a une très grande communion sur la mémoire de Lumumba", souligne cet expert. "Chacun des chefs d'Etat qui se sont succédé s'est réclamé de son héritage. Les artistes, les musiciens, les plasticiens, les jeunes même qui ne l'ont pas connu continuent à chanter, à écrire et à peindre l'image de Lumumba."