
Ces photos présentées comme celle d'un "génocide" en cours en RDC ont été prises entre 1994 et 2009
- Cet article date de plus d'un an
- Publié le 06 novembre 2020 à 18:36
- Lecture : 12 min
- Par : Ange KASONGO
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Ces dernières semaines plusieurs publications diffusent des photos en affirmant montrer "un génocide en cours au Congo", "un génocide (qui) a fait 18 millions de morts (et) toujours d'actualité" (1, 2, 3...).
On y voit des hommes, des femmes, des enfants. Ils sont fatigués, blessés ou côtoient des cadavres.
Ces photos ont été diffusées également sur Twitter (1, 2, 3)


La région des Grands Lacs a été marquée par un génocide, au Rwanda en 1994.
Entre le mois d'avril et le mois de juin 1994, entre 800.000 et un million de Tutsis et de Hutus modérés ont été massacrés par les responsables du pouvoir hutu de l’époque, d’après les Nations unies.
A la prise du pouvoir par les rebelles tutsis du FPR, un million de Hutus ont fui vers l’Est de la RDC, avec des génocidaires parmi les civils. Beaucoup d’entre eux sont morts du choléra à Goma en juillet 1994.
Des publications sur les réseaux sociaux clament qu’un autre génocide est en cours en RDC, illustrant leurs propos de plusieurs photos.
L’Est de la RDC subit depuis 26 ans le contre-choc du génocide rwandais: installation de milices, déstabilisations, violences sur les civils, compétition sur les ressources...
Mais des recherches d’images inversées révèlent que ces images sont anciennes et ont été prises pour la plupart dans l’Est du Congo (ex-Zaïre) pendant les exodes des Hutus rwandais de juillet 1994.
Photo 1: une femme à genoux portant son bébé sur le dos
Une recherche d’image inversée sur Google Images nous renvoie vers un article publiée en juin 2015 sur le site BBC. Le crédit photo l’attribue à l’agence de presse britannique Reuters.
On retrouve cette photo sur le site Reuters Pictures.

Elle a été prise le 28 juillet 1994 en République démocratique du Congo par le photographe Ulli Michel.
La légende indique que le cliché montre "une femme rwandaise (qui) s'effondre avec son bébé sur le dos le long de la route reliant le camp de réfugiés de Kibumba et Goma, 28 juillet 1994".
Le camp de Kibumba, situé au nord-est de Goma, dans l’est de la RDC, avaient accueilli des milliers de réfugiés hutus venus du Rwanda en 1994.
Photo 2: un enfant devant une fosse commune
Avec une recherche d’image inversée sur le moteur de recherche russe Yandex, on retrouve la photo sur le site de l’agence de presse Reuters.

"Une jeune réfugiée rwandaise regarde une fosse commune où des dizaines de corps ont été enterrés le 20 juillet 1994", détaille la légende le photo.
"Les réfugiés rwandais qui ont échappé aux combats entre les troupes gouvernementales et les rebelles du FPR meurent par centaines de déshydratation, de manque de nourriture et de choléra", précise le texte.
Photo 3 : Des femmes et un bébé endormi

L’AFP n’a pas été en mesure d’établir l’origine précise de la photo de femmes épuisés et d’un bébé endormi.
Il apparaît toutefois qu’il s’agit d’une partie d’un montage photo, qu'on retrouve notamment en illustration d’un article nigérian évoquant la viralité du hashtag #CongoIsBleeding (le Congo saigne) sur Twitter.

On reconnaît une partie des photos qui encadrent celle que nous vérifions, avec à gauche un soldat et à droite un morceau de pancarte d’un activiste.
Ce montage illustre aussi une pétition en ligne dénonçant un "génocide" à l’oeuvre dans l’Est de la RDC.
Photo 4 : une femme au regard dans le vide
Une recherche d’image inversée sur Yandex indique que cette photo apparaît dans un article sur un homme victime de la milice des FDLR. L’inscription "AFP" est visible dans le coin inférieur droit.
Nous l’avons retrouvée sur le fil de l’AFP. Elle a été prise en février 2009 dans la localité de Kalembe à 120 kilomètres de Goma par Lionel Healing pour l’AFP.

"Les troupes rwandaises des Forces de défense rwandaises (FDR) avancent sur les positions des rebelles des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR) dans le cadre d'une opération conjointe avec l'armée congolaise pour traquer les membres du groupe rebelle hutu rwandais. Les villageois ont commencé à fuir en prévision des combats dans la région", peut-on lire dans la légende qui accompagne la photo.
Photo 5: Un enfant parmi des cadavres
Cette photo a été prise par un photographe de l’AFP, Pascal Guyot.

La légende de la photo indique qu’il s’agit d'une "réfugiée rwandaise (qui) se tient le 17 juillet 1994 parmi les cadavres de plus de 100 de ses compatriotes, qui ont été piétinés à la frontière orientale du Zaïre (République démocratique du Congo, ndlr), à Goma, par des milliers de personnes fuyant l'ultime ratissage du Front patriotique rwandais dans le nord-ouest de leur pays".
Photo 6: un enfant portant un nourrisson
Une recherche d’image inversée montre que cette photo a été prise par le photographe Christian Als pour l’agence Panos Pictures, lors d’un séjour en novembre 2008 dans l’Est de la RDC.
Ces deux enfants, issus de la même famille, ont été photographiés dans le camp de Kibati.

UN GÉNOCIDE AU CONGO ?
La revendication pour la reconnaissance d’un génocide en RDC existe depuis plusieurs années.
Des militants ont instauré une journée de commémoration du génocide congolais le 2 août, à laquelle a notamment participé en 2020 l’un des candidats à l’élection présidentielle de 2018, Martin Fayulu.
Le 2 août : “journée de commémoration du génocide du peuple congolais”. Le sang de nos compatriotes suppliciés, dont plusieurs dorment sans tombeaux, ne doit pas avoir coulé en vain. pic.twitter.com/VXQOJ1RXtF
— Martin Fayulu (@MartinFayulu) August 2, 2020
Des rappeurs d’origine congolaise comme Kalash Criminel ou Gradur ont aussi dénoncé ce "génocide" sur les réseaux sociaux ou dans leurs chansons.
De nombreux hashtags sur le sujet relaient cette revendication sur les réseaux sociaux: #CongoIsBleeding, #StopgenocideinCongo, #CongoGenocide...
Le sujet est revenu dans l’actualité dernièrement avec des déclarations le 1er octobre du prix Nobel de la paix 2018, Denis Mukwege, réclamant la fin de l’impunité dans les conflits qui ont endeuillé la RDC ces dernières décennies.
Le médecin congolais souhaite notamment voir ressortir de l’oubli un rapport de l’ONU, publié il y a dix ans.
Connu sous le nom de rapport Mapping, ce document de 581 pages revient sur les deux guerres du Congo (1996-1997 et 1998-2003), durant lesquelles ont été recensés au moins 617 "événements", des crimes de guerre et crimes contre l’humanité, commis par des armées et groupes armés, congolais comme étrangers de pays voisins (Rwanda, Ouganda…).
"Ce rapport a cartographié les crimes qui ont été commis en République démocratique du Congo", avait détaillé Denis Mukwege à l’AFP dans un entretien par audioconférence le 1er octobre.
Très ému par la mobilisation mondiale d'aujourd'hui à l'occasion des 10 ans de la publication du #RapportMapping. Le combat pour la vérité et la justice doit se poursuivre. Nous demandons la création d'un #TPI et des #CSM pour juger les crimes de la #RDC https://t.co/rOeLIYK5iM
— Denis Mukwege (@DenisMukwege) October 1, 2020
Lors de cet entretien, M. Mukwege utilisait lui aussi le terme de "génocide".
"Nier qu'il y ait eu des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre en République démocratique du Congo, nier même qu'il y ait eu un génocide en RDC, c'est être de mauvaise foi", avait déclaré le gynécologue, en défendant la création d'un tribunal pénal international pour son pays.
Le rapport Mapping avait lancé l’idée d’un tribunal pénal international pour recenser et qualifier les crimes commis depuis les années 1990 et jusqu’en 2003 en RDC.
Crimes de guerre ? Crimes contre l’humanité ? Génocide ?
La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 définit le crime de génocide comme "l'un quelconque des actes ci-après commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel".
Elle énumère ensuite ces actes: "meurtre de membres du groupe ; atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe".
Cette définition figure aussi dans l’article 6 du statut de Rome de la Cour pénale internationale.
Dans le rapport Mapping, les auteurs soulignent la présence de "plusieurs éléments accablants qui, s’ils sont prouvés devant un tribunal compétent, pourraient être qualifiés de crimes de génocide".
"La question de savoir si les nombreux actes de violence graves commis à l’encontre des Hutu en 1996 et 1997 constituent des crimes de génocide ne pourra être tranchée que par un tribunal compétent", écrivent-ils.

Ces interrogations portent toutefois sur des actes spécifiques commis durant les années 1990. Elles ne concernent pas les violences et massacres actuels qui gangrènent l’Est de la RDC, comme l’évoquent les publications que nous vérifions dont certaines parlent d’un génocide "en cours" ou "toujours d’actualité".
Ces violences massives et sanglantes, qui ont fait pas moins de 636 morts dans la seule province de l’Ituri sur le premier semestre 2020, sont menés depuis plusieurs décennies par des groupes armés d’origine diverses.
Les rivalités ethniques sont attisées par la présence de ressources minières dans la région (or en Ituri, coltan au Nord-Kivu et Sud-Kivu notamment).
Si ces actes peuvent relever de "crimes de guerre" et de "crimes contre l’humanité", comme l’avait évoqué en juin la Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l'Homme Michelle Bachelet, elles ne remplissent pas nécessairement les critères de la définition internationale de "génocide".
Le nombre massif de morts ne définit pas un génocide. Comme le relève le rapport Mapping, "c’est l’intention spécifique de détruire un groupe mentionné en tout ou en partie qui distingue le crime de génocide du crime contre l’humanité".
Entre 6 et 18 millions de morts ?
Les publications sur les réseaux sociaux avancent des chiffres allant de 6 millions à 18 millions de morts, sans citer de sources.
Le chiffre de 6 millions se rapproche d’une estimation dressée par l’ONG l’International Rescue Committee (IRC), qui a publié en 2008 un rapport intitulé "Mortality in Congo: an ongoing crisis" (La mortalité au Congo: une crise en cours").
Ce rapport étudie l’impact de la deuxième guerre du Congo, qui s’est achevée officiellement avec un accord de paix signé en décembre 2002, et "des plus petits conflits (qui ont suivi) dans les cinq provinces orientales" de RDC.
"En se basant sur les résultats de cinq études de l’IRC, nous estimons que 5,4 millions de morts en surnombre ont été enregistrées entre août 1998 et 2007", écrit l’ONG.
"La majorité de ces morts ont été causées par des maladies infectieuses, la malnutrition ainsi que les (mauvaises) conditions de grossesse et néo-natales", souligne ce rapport, qui ne parle à aucun moment de "génocide".
L’AFP n’a trouvé aucune trace de bilans évoquant 8 millions, ou même 18 millions de morts.

Tous ces chiffres ont été contestés par une autre étude publiée en 2008 par deux démographes belges, André Lambert et Louis Lohlé-Tart, qui sont allés jusqu’à conclure à "la non-existence de 4 (ou 6) millions de morts en RDC".
Ils estiment, eux, "à 200.000 les morts en surnombre dans la moitié du pays qui a été soumise aux troubles" entre 1992 et 2004.
La situation n’en est pas moins alarmante dans l’Est de la RDC. Aux morts s’ajoutent des millions de déplacés qui fuient les violences.
Selon le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), il y a 5 millions de déplacés internes en RDC, pays qui accueille également plus de 527.000 réfugiés venus des pays voisins.
La mission de l’ONU en RDC (Monusco) dresse régulièrement le bilan des violations des droits humains dans l’Est du pays.