Témoins des coups, enjeux des conflits: les enfants au cœur des violences conjugales
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- Publié le 22 novembre 2019 à 18:00
- Mis à jour le 18 août 2020 à 12:26
- Lecture : 4 min
- Par : Arnaud BOUVIER
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"C'est une évidence que les enfants sont des victimes des violences conjugales", soutient Morgane Seliman, qui pendant quatre ans a subi les coups quotidiens de son compagnon. Leur fils Bilal n'a pas été lui-même frappé par son père, "mais forcément, ça a eu un impact sur lui".
Le garçonnet, "jusqu'à l'âge de trois ans, parlait très mal". Puis son père est parti en prison et, "15 jours après, il parlait" normalement, dit-elle.
Dans ces situations de violences conjugales, "80% des enfants sont témoins oculaires ou auditifs", et "60% présentent des troubles post-traumatiques, comme dans les situations de guerre", souligne la psychologue Karen Sadlier.
Ces enfants doivent pouvoir trouver un adulte à qui parler "librement" de ce qu'ils ont vécu, souligne le psychiatre Roland Coutanceau, notamment pour éviter l'apparition d'un "traumatisme macéré", qui entraînerait "souffrance", "dépression". Et, souligne-t-il, éviter qu'il ne soit lui aussi un jour violent dans son couple.
A Vaulx-en-Velin le 20 février, c'est le fils d'Hilal, neuf ans, qui alerte les voisins quand le compagnon de sa mère lui plante un couteau dans le ventre. A Maisons-Laffitte le 20 septembre, lorsque Christophe tue sa femme Janice, c'est une policière qui recueille leur fille de deux ans, errant dans la rue.
Messages contradictoires
Pour la colonelle de gendarmerie Karine Lejeune, "on entend encore trop souvent des victimes dire: 'je reste, pour les enfants', mais, au contraire il faut partir pour les enfants", car ils sont aussi "victimes".
Les "psy" spécialistes du sujet soulignent que les enfants sont d'autant plus au cœur du phénomène que c'est souvent à leur arrivée dans la famille que la violence s'installe ou s'aggrave: le père peut ressentir ce moment comme une intrusion venant déséquilibrer la relation conjugale.
Céline est décédée en février à Montpellier après avoir sauté par la fenêtre avec son bébé dans les bras. Elle pensait que les coups cesseraient avec l'arrivée de leur fils, ça a été le contraire: son compagnon, déjà "très intolérant" se mettait en colère dès que le bébé pleurait, "et c'est elle qui prenait", raconte Iris Christol, l'avocate de la famille de Céline.
Les femmes violentées ont beaucoup plus de mal à quitter leurs conjoints lorsque le couple a des enfants. Parfois elles craignent que, si elles partent, le père en obtienne la garde, ou bien qu'il devienne violent envers eux lors de ses droits de visite, explique Mme Sadlier. D'autres restent parce qu'elles veulent "absolument que leur enfant grandisse avec ses deux parents".
Le problème, insiste la psychologue, c'est que les mères sont confrontées à des "messages contradictoires" de la part de la justice ou des services sociaux: d'un côté, on les incite à se mettre à l'abri, elles-mêmes et leurs enfants, et de l'autre on les encourage à préserver le lien entre l'enfant et son père.
"Liés à vie"
Car une femme qui quitte le domicile conjugal en dénonçant des violences n'obtient pas pour autant systématiquement la garde exclusive de ses enfants.
Julie Douib, tuée début mars en Corse par son ex-conjoint après une séparation très conflictuelle, n'avait ainsi que la garde alternée de leurs deux fils. Une situation qui révolte encore aujourd'hui Lucien, le père de Julie: "Comment a-t-on pu laisser les enfants à cet homme violent, malgré tout ce qui s'était passé?"
Des situations qui, en cas de conjoint dangereux, multiplient les risques. Cette année, plusieurs femmes ont été tuées au moment où elles ramenaient les enfants au père (ou inversement), après un week-end par exemple.
Comme Gülçin, 34 ans, tuée fin janvier à Annemasse en bas de chez son ex, et Chloé, 29 ans, à Marignane début août.
Ainsi que Johanna, 27 ans, poignardée le 18 septembre au Havre par son conjoint, devant leurs trois enfants de 2, 4 et 6 ans qu'elle était venue récupérer. Le père, 37 ans, dira avoir agi par crainte qu'elle ne le prive de ses fils.
Françoise Brié, de la Fédération nationale Solidarité femmes (qui gère le numéro d'appel 3919), réclame des dispositifs pour aider la mère à pouvoir remettre en toute sécurité des enfants au père. Et modifier la loi pour qu'une mère victime de violence ne soit pas obligée de communiquer son adresse au père, car beaucoup de femmes qui ont quitté leur conjoint violent "continuent à être harcelées à travers les enfants".
Dans les couples sans enfants, quand la relation prend fin, "c'est terrible à dire, mais (les hommes violents) passent à autre chose, à quelqu'un d'autre", analyse Morgane Seliman. "Tandis que là, on a un enfant, on est liés à vie, tout simplement".
Le 18 août 2020, le ministère de l'Intérieur a rendu public ses chiffres pour l'année 2019, dénombrant 146 victimes, soit 25 de plus que l'année précédente.
Au moment de la publication de la dernière actualisation de notre dossier, en décembre 2019, l'AFP avait identifié au moins 126 cas de féminicides en France, et une dizaine de cas supplémentaires pour lesquels les enquêtes n'avaient pas permis de de démontrer qu'il s'agissait d'un féminicide.
Edit 24/11 : actualise le décompte Edit du 18/08/2020 : actualise avec les chiffres du ministère de l'Intérieur