La justice belge n'a pas suspendu le pass sanitaire

Des publications partagées plusieurs centaines de fois sur Facebook depuis début décembre affirment que "la justice" belge a "suspendu" le pass sanitaire. Un tribunal de première instance a bien jugé illégale l'application du Covid Safe Ticket en Wallonie et condamné la région à se conformer à la loi sous peine d'astreinte. Mais cette décision ne concerne pas toute la Belgique et ne suspend pas le CST: seule la Cour constitutionnelle peut suspendre ou annuler le pass sanitaire.

C'est "un coup de théâtre en Belgique", selon cette internaute française, qui affirme, dans une publication partagée plus de 700 fois depuis le 6 décembre 2021, que "la justice suspend le pass sanitaire et inflige 5 000 euros d'amende au gouvernement wallon".

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Capture d'écran de la publication trompeuse réalisée le 14/12/2021 sur Facebook

Cette affirmation a également été relayée par des internautes belges, dont plusieurs partagent la capture d'écran ou le lien d'un article du site Le Courrier du soir, qui a déjà partagé plusieurs fausses affirmations autour de la pandémie, dont certaines ont été vérifiées par l'AFP: ici, par exemple.

Le titre et l'introduction de cet article, repris par de nombreux internautes, sont trompeurs: il ne s'agit pas de la décision de la "justice" belge, mais d'un tribunal de première instance wallon. Ce tribunal, saisi par une association proche du mouvement anti-vaccin, a jugé illégal le décret instituant le Covid Safe Ticket (CST), équivalent du pass sanitaire, en Wallonie lors d'une procédure en référé.

La région wallonne, qui a fait appel de cette décision, a été condamnée à corriger cette apparente illégalité ou à payer une astreinte. Néanmoins, la décision du tribunal n'a pas suspendu l'application du CST dans le pays: il ne pourrait être suspendu que par la Cour constitutionnelle. Par ailleurs, les autres tribunaux ne sont pas tenus de se conformer à la décision du tribunal de Namur.

Le pass sanitaire est bien toujours en vigueur dans le pays: mercredi 15 décembre 2021, son utilisation a été prolongée en Wallonie et à Bruxelles jusqu'au 15 avril 2021.

Une décision prise en urgence par un tribunal de première instance

Le tribunal de première instance de Namur a été saisi par l'association Notre Bon Droit, qui se décrit comme une "alliance de professionnels de la santé, de scientifiques, de juristes et de citoyens belges qui estiment que la réponse du gouvernement à la COVID-19 est malavisée et ne repose pas sur les meilleures preuves scientifiques disponibles".

L'association, très active sur les mesures sanitaires prises par le gouvernement depuis le début de la pandémie, vient notamment d'introduire un recours contre le port du masque pour les enfants dès 6 ans. Par le passé, elle a déjà partagé des publications trompeuses, vérifiées par l'AFP.

La procédure s'est déroulée en référé, une procédure permettant au juge de rendre une décision rapidement. En référé, le juge ne juge que l'apparence du droit.

"Très concrètement", a expliqué à l'AFP Audrey Lackner, l'une des avocates de Notre Bon Droit dans cette affaire, "l'action avait pour but d'obtenir une décision rapide, donc en référé, ce qu'on ne peut pas obtenir avec une action classique. L'idée était de faire constater au provisoire l'illégalité de la mesure", a-t-elle déclaré le 14 décembre 2021.

Comme l'explique la RTBF, la région wallonne était absente à l'audience. La juge du tribunal de Namur qui s'est occupée de cette affaire, Manuela Cadelli, s'est montrée à plusieurs reprises très critique des mesures sanitaires.

Le 30 novembre 2021, le tribunal de première instance de Namur a, selon la décision que l'AFP a pu consulter, constaté "la contrariété apparente du décret wallon du 21 octobre 2021 relatif à l'usage du COVID safe ticket et à l'obligation du port du masque, au droit supranational de l'Union européenne et son apparente violation du principe de légalité", et a estimé que "ces diverses normes semblent également contrevenir au principe de proportionnalité des mesures restrictives de liberté qu'elles renferment par rapport aux buts poursuivis".

La région wallonne a alors été condamnée à prendre les mesures nécessaires "pour mettre un terme à cette situation d'illégalité apparente de l'usage du CST en région wallonne" sous 7 jours, sous peine d'une "astreinte de 5 000 euros par jour de retard". Cette astreinte n'a pour le moment pas encore été réclamée par l'association Notre Bon Droit, selon les avocats des deux parties.

Dans sa décision, la juge du tribunal de Namur n'évoque à aucun moment une éventuelle suspension ou annulation du Covid Safe Ticket. De plus, les 5 000 euros ne constituent pas une amende mais une astreinte: "il s'agit d'un moyen de pression (pécunier) pour faire exécuter la condamnation principale", a expliqué à l'AFP Elise Degrave, professeur de droit à l'Université de Namur, interrogée le 14 décembre 2021.

Le juge de référé "ne peut pas statuer sur le fond de l'affaire, c'est-à-dire convenir définitivement de ce que oui ou non la Région wallonne a commis une faute en adoptant le texte", a expliqué à l'AFP David Renders, professeur de droit administratif à l'Université Catholique de Louvain (UCL). "Ce qu'il explique, c'est que ces actes législatifs semblent illégaux et donc la région serait fautive à première vue dans le cadre d'une action en référé".

Le gouvernement wallon a fait appel du jugement: l'affaire sera examinée par la cour d'appel de Liège le 21 décembre 2021, toujours en référé.

Ce tribunal ne peut ni suspendre, ni annuler le pass sanitaire

Contrairement à ce qu'affirment ces publication, "la justice belge" n'a donc pas suspendu le CST, toujours en vigueur en Belgique.

Le tribunal de première instance n'a de toute façon pas cette compétence: "seule la Cour constitutionnelle peut annuler ou suspendre le CST. Le tribunal de première instance ne peut pas le faire", a expliqué à l'AFP David Renders.

En Wallonie, le Covid Safe Ticket repose en effet sur deux bases juridiques, attaquées par Notre Bon Droit: d'une part, l'accord de coopération entre l'Etat fédéral et les entités fédérées du pays (les régions et les communautés) adopté le 14 juillet 2021 puis modifié le 28 octobre, qui permet aux entités fédérées d'imposer l'usage du CST.

D'autre part, un décret, adopté par le gouvernement wallon le 21 octobre 2021 et entré en vigueur le 1er novembre.

Seul un recours en annulation déposé auprès de la Cour constitutionnelle pourrait annuler ce décret.

Notre bon droit ne demandait d'ailleurs pas la suspension ou l'annulation du CST, selon l'avocate de l'association: "la juge a rendu une ordonnance par défaut car la Région Wallonne ne s'est pas présentée à l'audience; cette décision n'a pas pour effet de suspendre le CST", a déclaré Audrey Lackner.

L'association "reproche à ce CST d'avoir été institué en droit régional wallon d'une manière irrégulière à divers égards", a expliqué à l'AFP David Renders. Entre autres, "l'accord de coopération du 28 octobre 2021 n'a pas été soumis à l'autorité de protection des données" (APD) alors qu'il aurait dû l'être en vertu Règlement général sur la protection des données (RGPD) européen.

Dans sa décision, le tribunal prend en compte ce grief, écrivant dans sa décision qu'il "constate la contrariété apparente de l'Accord de coopération du 14 juillet 2021 tel que modifié par l'accord de coopération du 28 octobre 2021 (...) au droit supranational de l'Union européenne, et singulièrement au RGPD".

Dans sa décision, le tribunal de première instance reproche également au CST de "créer des discriminations, notamment entre les personnes vaccinées, celles qui ont un certificat de guérison et les personnes non-vaccinées", de ne pas tenir compte "des personnes qui ne peuvent pas se faire vacciner en raison de leur handicap, de leur état de santé, de leur âge, etc" et alerte sur "le risque d'accoutumance" - que l'usage du CST soit étendu à d'autres maladies, par exemple.

Sur son site, le gouvernement wallon indique avoir "pris acte de la décision du 30 novembre du Tribunal de première instance de Namur relatif au décret wallon portant sur le Covid Safe Ticket" et précise: "Cette décision n'annule pas le décret wallon. Par conséquent, le Covid Safe Ticket reste d'application en Wallonie. La Wallonie a décidé d'interjeter appel de cette décision dès le 1er décembre".

Le 15 décembre 2021, le gouvernement wallon a adopté en première lecture un projet de décret modifiant le décret initial du 21 octobre 2021, rapporte Belga.

Interrogé le 17 décembre 2021, l'avocat de la Région wallonne, Marc Uyttendaele, a affirmé à l'AFP que cette nouvelle mouture n'avait rien à voir avec la décision du tribunal de première instance de Namur: "la Région wallonne ne reconnaît absolument pas cette décision", a-t-il déclaré, qualifiant les mesures prises par la région "d'équilibrées". "On va avoir un débat serein devant la cour d'appel de Liège", a-t-il expliqué.

Même une confirmation du jugement par la cour d'appel de Liège n'aura pas pour conséquence la suspension du CST, a confirmé à l'AFP Audrey Leckers: "Si la région wallonne ne se conforme pas, ça n’entraînera pas de suspension ou d’annulation du CST mais si les astreintes sont confirmées, elle devra continuer à payer tant qu’elle sera dans l’illégalité. En outre, une telle décision pourra permettre aux citoyens de contester des amendes reçues pour non-présentation du CST, même si les autres tribunaux ne seront pas liés par cette décision".

Si la décision du tribunal de Namur est confirmée en appel, "La région wallonne aura alors le choix", a expliqué Elise Degrave, "soit elle refait un décret, soit elle décide qu'elle ne fait rien et elle continue de payer l'astreinte" de 5 000 euros par jour.

Si elle souhaitait voter un nouveau décret se conformant aux exigences - le cas échéant - de la cour, la région wallonne pourrait, par exemple, décider de rendre les tests de détection du Covid-19 gratuits, afin de respecter la non-discrimination entre personnes vaccinées et non vaccinées qui lui est reprochée.

Sur ses réseaux sociaux, l'association Notre Bon Droit a indiqué qu'une action en référé similaire contre le Covid Safe Ticket a été introduite devant le tribunal de première instance de Bruxelles.

En amont du sommet européen qui a commencé le 16 décembre 2021, le Premier ministre belge Alexander De Croo a par ailleurs annoncé le 14 décembre 2021 être favorable à une limitation de la validité du Covid Safe Ticket (CST) dans le temps. Ce pass sanitaire, pourrait donc être bientôt conditionné à la réalisation de la dose de rappel du vaccin.

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