La pandémie de Covid "prévue" depuis 2010 ? Le retour des théories complotistes sur les Rockefeller
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- Publié le 30 juin 2021 à 12:44
- Mis à jour le 02 juillet 2021 à 17:28
- Lecture : 9 min
- Par : Marie GENRIES, AFP Belgique, AFP Belgrade
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"La présentatrice Vedette de la Chaîne (Fox News, ndlr) annonce très clairement qu’il existe bien un rapport ROCKEFELLER de 2010 annonçant la Pandémie et la manière dont le pouvoir en place ne laissera JAMAIS cette crise imaginaire prendre fin avec un contrôle total et absolu des Peuples qui ont auront été ainsi privés de Libertés", écrit l'auteur de cet article de blog, partagé plus de 900 fois sur Facebook depuis le 15 juin, selon l'outil d'analyse Crowdtangle. Il partage une vidéo, dans laquelle on voit la présentatrice de la chaîne Fox News Laura Ingraham s'interroger sur un rapport publié en 2010 par la Fondation Rockefeller et qui décrit une pandémie mondiale, "remarquablement similaire à ce qui s'est passé l'année dernière".
Pour l'auteur de cet article, ce rapport est la preuve que le Covid-19 "est bel et bien UN COMPLOT CONTRE L'HUMANITE" puisqu'une pandémie "ne se signale pas 11 ans en avance".
D'autres articles, comme celui-ci - partagé plus de 870 fois depuis le 9 juin selon Crowdtangle - ou celui-ci - 341 partages - relaient la même vidéo, également disponible sur le site de Fox News.
D'autres publications Facebook partagent un extrait d'une intervention au parlement du politique néerlandais Thierry Baudet, le 3 juin 2021, au cours de laquelle il énonce de fausses affirmations liées au Covid-19, depuis vérifiées par l'AFP. Dans cette vidéo, le chef du parti anti-immigration et eurosceptique Forum for Democracy (FvD) lit des passages du rapport de la Fondation Rockefeller. "La 'pandémie' actuelle et toutes les mesures liberticides étaient détaillées dans un scénario proposé par la Fondation Rockefeller en 2010", s'indigne l'internaute sur Facebook.
Ces affirmations sont fausses : la Fondation Rockefeller a bien publié un rapport en 2010 imaginant plusieurs scénarios, parmi lesquels une pandémie mondiale. Mais il ne s'agissait que d'hypothèses et non de prévisions, comme la Fondation l'avait écrit dans le rapport et comme l'a expliqué l'AFP à plusieurs reprises, en anglais, en néerlandais et en serbe. La pandémie de Covid-19 qui a frappé de plein fouet le monde début 2020 est bien réelle et l'AFP y a consacré plusieurs articles de vérifications par exemple ici et ici. Quant aux questions autour de l'origine du Sars-Cov-2, le virus du Covid-19, elles n'ont pas encore été tranchées et suscitent de nombreux débats.
Le rapport de la Fondation: des scénarios possibles, pas des prévisions
Le rapport de la Fondation Rockefeller, cité dans ces récentes publications sur les réseaux sociaux est disponible ici. L'institution philanthropique propose de réfléchir à la question suivante: comment la technologie peut-elle soutenir ou faire obstacle à une croissance plus équitable dans le monde au cours des 20 prochaines années? Plusieurs situations sont imaginées, dont celle de puissantes cyber-attaques capables de déstabiliser les institutions ou d'un monde en crise où les solutions sont d'abord locales et communautaires. Le "lock-step" scénario, évoqué par Thierry Baudet, se trouve à la page 18. Dans cette partie, les auteurs du rapport imaginent qu'une pandémie mondiale frappe la Terre en 2012.
"En 2012, la pandémie que le monde attendait depuis des années a finalement frappé. Contrairement au H1N1 en 2009, cette nouvelle souche de grippe - provenant d'oies sauvages - a été extrêmement virulente et mortelle. Même les nations les plus préparées à une pandémie ont été rapidement dépassées lorsque le virus s'est répandu dans le monde, infectant presque 20% de la population mondiale et tuant 8 millions de personnes en seulement 7 mois", écrivent les auteurs du rapport, qui décrivent "un monde où les gouvernements exercent un contrôle plus strict et où les dirigeants sont plus autoritaires".
Dans ce scénario, on ne sait pas d'où vient le virus, qui tue vite et de préférence les personnes jeunes et en bonne santé, notamment en Afrique, Asie du Sud-Est et Amérique centrale. Le Covid-19 a lui été identifié pour la première fois en Chine, a tué près de 4 millions de personnes en 18 mois, frappant d'abord les plus âgés et touchant principalement (en nombre total de morts) les Etats-Unis, le Brésil et l'Inde.
Ce texte de 2010 ne décrit ni ne prévoit la situation actuelle. Ses auteurs soulignent d'ailleurs que "les scénarios ne sont pas des prédictions. Ce sont plutôt des hypothèses réfléchies qui nous permettent d'imaginer, puis de répéter, différentes stratégies pour être plus préparés pour l'avenir".
Contactée par l'AFP en septembre 2020, la porte-parole de la Fondation Rockefeller, Ashley Chang, avait expliqué que l'objectif du rapport était de se préparer à une éventuelle pandémie, et non à la prédire. "La Fondation Rockefeller n'a pas créé la pandémie", avait-elle déclaré. A l'époque, "nous avons pensé que ce rapport de recherche pourrait inciter les gouvernements et les professionnels du développement à se concentrer sur ce que nous ne savons pas - au lieu de ce que nous savons déjà - et à élaborer de meilleurs plans pour faire face à une véritable pandémie telle que celle que nous connaissons aujourd'hui."
De nombreux scientifiques, chercheurs, auteurs de science-fiction ou de romans policiers, avaient prévenu du risque d'une pandémie mondiale, ce qui a donné lieu à de nombreuses théories complotistes, vérifiées par l'AFP.
La famille Rockefeller, au cœur de nombreuses théories complotistes
La famille Rockefeller a construit sa fortune à la fin du XIXème siècle et n'a cessé depuis d'agrandir son empire industriel, financier et politique. Le fondateur de la dynastie est John D. Rockefeller, un chrétien baptiste fervent qui a le sens des affaires: parti de rien, il a fait fortune dans le pétrole en fondant en 1870 la société Standard Oil. Nelson Rockefeller a été gouverneur de New-York et vice-président sous Gerald Ford de 1974 à 1977 tandis que son frère David Rockefeller, décédé en 2017, a dirigé la banque d'investissement américaine Chase pendant près de vingt ans. Après la mort de ce dernier, sa famille a fait don de 200 millions de dollars au musée d'art moderne (MOMA) de New York.
Cette omniprésence dans la vie politique, industrielle, financière et culturelle des Etats-Unis a fait de la famille une cible idéale des conspirationnistes depuis des décennies. Les théories complotistes les imaginent partout : ils auraient ainsi planifié l'assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi en 2018, auraient soumis le pape à leur influence ou encore auraient créé le virus Zika.
"Les Rockefeller sont incriminés dans toutes les théories du complot, sauf l'assassinat de Kennedy", explique à l'AFP Julien Giry, chercheur à l'université de Tours et membre du programme ANR VIJIE. "Cela a commencé en 1896, avec la campagne présidentielle de William Jennings Bryan (candidat du parti démocrate, NDLR), qui dénonçait un complot des 'ploutocrates', parmi lesquels les Rothschild et les Rockefeller". William Jennings Bryan, que certains experts américains comparent à Donald Trump, est notamment l'auteur d'un discours très connu, dans lequel il dénonce une élite industrielle coupée du peuple. A l'époque de ce discours, de nombreux fermiers américains commencent à imaginer être les victimes d'un complot des banquiers, des industriels et des "rois" du rail, comme l'explique l'historien Bernard Vincent dans son livre "Histoire des Etats-Unis".
Dès le début du XXème siècle, "les Rockefeller contrôlent les chemins de fer, sont impliqués dans le pétrole et incarnent l'élite américaine qui circule entre l'économie, la politique et les médias. Rajoutez à cela leur influence à l'étranger... Dans l'imaginaire collectif, on a affaire à des gens cosmopolites, sans racine identitaire et qui n'ont rien à voir avec le vrai peuple" explique Julien Giry, interrogé le 25 juin 2021. "A partir de là, leur nom est associé à toutes les grandes crises".
Le fantasme d'une "élite contrôlant le monde"
Selon Julien Giry, les théories complotistes autour des Rockefeller, des Rothschild ou des Bush s'appuient sur une réalité - l'omniprésence de ces familles dans différents domaines de la vie publique américaine - pour alimenter l'idée d'un "un pouvoir absolu, imaginé comme omnipotent. Les Rockefeller sont supposés avoir "le vrai pouvoir", celui qui ne s'acquiert pas par le vote. Et ils sont supposés tenir les politiques poings et mains liés".
Le fantasme d'une "élite contrôlant le monde" et composée de riches familles américaines s'est étendu jusque de l'autre côté de l'Atlantique. "En Europe, on est très marqué par l'imaginaire complotiste américain", explique Julien Giry, "on sait qui sont les Rockefeller, la théorie fait sens pour le public européen. La différence c'est qu'aux Etats-Unis, le complotisme est beaucoup plus accepté, le 1er amendement sur la liberté d'expression fait que vous pouvez presque tout dire. Des radios locales tiennent des propos incroyables, ça fait partie du jeu".
La Fondation Rockefeller, créée en 1913 pour promouvoir le progrès scientifique et soutenir la recherche notamment dans le domaine de la santé, n'échappe pas aux théories conspirationnistes. Dès sa création elle fait l'objet d'un débat, explique Ludovic Tournès, historien et professeur à l'université de Genève : "Dès les années 20, la Fondation intervient dans plusieurs dizaines de pays du monde. Son fondateur, John D. Rockefeller, est alors déjà l'homme le plus riche du monde et il est extrêmement impopulaire - on dit de lui qu'il est l'homme le plus détesté des Etats-Unis. On a donc considéré que la Fondation Rockefeller était destinée à blanchir son image à peu de frais".
Ce ressentiment contre la riche famille est en partie lié à la situation quasi monopolistique acquise par la Standard Oil dans le domaine du pétrole qu'est venu sanctionner dès 1890 le Sherman Act, première grande législation anti-trust américaine.
L'appétence de certains pour la théorie d'un complot mondial impliquant de grandes fondations américaines, censées être le bras armé d'une élite cherchant à dominer le monde, est à la fois alimentée par des situations de monopole économique et par la visibilité très forte de l'action philanthropique de ces nouveaux mécènes. "En Europe, ces fondations sont beaucoup plus discrètes. Aux Etats-Unis, elles ont pignon sur rue et ont un périmètre d'action beaucoup plus important. De plus, elles défendent un projet de société du capitalisme libéral et un monde économique ouvert. Or le discours conspirationniste s'appuie sur des idées plutôt anticapitalistes", indique Ludovic Tournès.
Un autre richissime philanthrope, le cofondateur de Microsoft Bill Gates est, suivant la même logique, lui aussi un personnage prisé des complotistes qui l'accusent par exemple d'avoir empoisonné des milliers d'enfants ou d'avoir injecté des produits électroniques dans les vaccins : "Gates et Rockefeller, ce sont des gens qui ont construit une fortune colossale sur un secteur émergent", souligne Ludovic Tournès. "Les philanthropes historiques comme Rockefeller et Carnegie étaient ses modèles (de Bill Gates, ndlr) et le projet de sa fondation était identique à celui de ses devanciers. D’où, effectivement, le fait qu’on les mette dans le même panier".
2 juillet 2021 - Corrige le dernier paragraphe: merci de bien lire dans les propos de Ludovic Tournès que "Les philanthropes historiques comme Rockefeller et Carnegie étaient ses modèles (de Bill Gates, ndlr) et le projet de sa fondation était identique à celui de ses devanciers" et non que "Bill Gates était intervenant à la Fondation Rockefeller " - précise dans la citation au 4e paragraphe avant la fin que "dès les années 20, la fondation intervient dans "plusieurs dizaines" de pays du monde"
30 juin 2021 Corrige le poste de Julien Giry, chercheur à l'université de Tours et non de Toulouse